mardi 19 mai 2015

ART et CREATIVITE en PSYCHOSOMATIQUE

                              Revue de psychosomatique relationnelle N°6

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L’éditorial d'Hervé Boukhobza, Directeur scientifique et de la rédaction :

Dès que l’imaginaire, en tant que support primordial de la subjectivité, est interpellé, l’art et la créativité viennent tout naturellement s’inviter dans le temps et l’espace de la séance, comme en témoignent de nombreuses thérapies faites avec nos patients.
Ayant remplacé l’objet transitionnel dans l’évolution développementale de l’individu, comme nous le spécifie Winnicott, le médium artistique ou culturel, à l’instar du médium malléable proposé par
Marion Milner puis redéfini par René Roussillon, et dont il représente l’un des aspects, est en effet un puissant matériau où se condensent et se cristallisent les représentations du sujet auxquelles il donne véritablement corps et qu’il rend figurables, comme le fait le travail du rêve.

Les contributions présentées dans ce numéro montrent tout d’abord combien l’œuvre, qu’elle soit artistique ou littéraire, fut un puissant antidote contre l’indicible, l’insoutenable, voire l’inexorable
d’un parcours marqué par la souffrance, qu’elle soit psychique pour Romain Gary, physique pour Louisa Paulin ou mixte, en lien à l’un des pires traumatismes qui soit, l’inceste, pour Niki de Saint Phalle.
J’entends des voix s’élever contre ce lien quasi-constant souvent pointé entre la souffrance et la création artistique, littéraire ou cinématographique. Ce lien n’a rien de réducteur et ne méconnaît d’aucune manière la qualité des œuvres produites par des gens qui se sentent suffisamment bien portants de corps et d’esprit. Il existe même des œuvres paradoxales, comme celle par exemple de Gérard Garouste qui malgré son parcours chaotique en psychiatrie, dont il parle sans fausse pudeur, affirme qu’il ne peut produire ses œuvres que lors de moments de grande lucidité. Mais nous thérapeutes sommes aux premières loges si je puis dire de cette souffrance qui vient se dire sur nos divans ou nos fauteuils, si tant est qu’elle le puisse.
Elle est en effet souvent marquée du sceau de l’indicible. Face à cette parole qui ne vient pas, ce sens qui ne veut pas se dévoiler, le médium artistique offre une voie de passage et de révélation tout à
fait remarquable, parce qu’en lien avec notre aptitude à la figurabilité à laquelle César et Sara Botella ont consacré de remarquables travaux.

Lorsque Marie-Christine Bernard nous parle de Roman Kacew, alias Romain Gary, alias emile Ajar, épelant ses pseudonymes comme autant de facettes identitaires multicomposites, elle laisse apparaître toute la souffrance d’un auteur en proie à ses démons que l’écriture vient pour un temps sauver. Sa partition entre un Romain Gary adaptatif et un Emile Ajar laissant éclore sa subjectivité est des plus intéressantes. Elle démontre que l’œuvre peut être tout autant le produit d’un sujet sans subjectivité que le lieu de son déploiement, donnant deux styles, deux écritures, deux modes d’expression fondamentalement différents chez un même individu. Le rapport à la mort, que
l’écrivain finit un jour par se donner, est constamment mis en perspective avec l’œuvre et l’histoire, tant avec un petit qu’un grand h, de Roman Kacew, son nom d’origine, permettant à l’auteure de l’article de proposer des hypothèses hardies et subtiles sur le sens de la création comme tentative belle mais désespérée, un temps efficace mais vaine en définitive, d’échapper à l’impasse existentielle dont elle-même s’originait.

Pierre Boquel, en s’intéressant à la vie et l’œuvre de Louisa Paulin, poétesse occitane décédée d’une maladie grave et incurable, nous donne des clés essentielles pour comprendre les rapports étroits
qu’entretiennent la subjectivité et la langue maternelle que l’écrivaine avait redécouverte en retournant vivre dans sa terre natale, donnant à sa créativité un élan nouveau et libérateur. Liberté de l’esprit et de l’imaginaire dans un corps meurtri et réduit progressivement à la cécité et l’immobilisme. Le constat s’impose à l’auteur comme à nous-même, une fois de plus, d’observer combien la force d’un imaginaire se déployant au sein d’une subjectivité libérée est susceptible de freiner l’évolutivité d’une maladie quand bien même, comme ce fut le cas de Louisa Paulin, fut-elle génétique et de surcroît incurable. La beauté et la légèreté des mots et de leur agencement, contrastant avec la lourdeur d’un handicap et d’atroces souffrances, montrent s’il en était besoin la dissociation des plans de l’être et du soma que nous pointons régulièrement dans notre approche et notre compréhension de la psychosomatique. Ainsi, point de psychogenèse au sens symbolique du terme, à la manière d’un Groddeck, mais une incidence psychogénétique démontrable et modifiable dans le cours évolutif d’une maladie.

Nathalie Augier scrute dans son article les liens entre la vie et la production artistique de Niki de Saint Phalle. OEuvre troublante, énigmatique, mais qui s’éclaire dès qu’est révélé à celui qui la regarde le secret de l’inceste, longtemps tu par l’artiste. Comment comprendre autrement la série des tirs sur des visages d’homme en forme de cibles ? Comment ne pas voir dans ces figures féminines arrondies, les fameuses Nanas, et surtout dans ces sculptures monumentales, comme l’Impératrice que l’artiste elle-même habita un temps pendant sa construction, ou encore la hon, déesse enceinte à l’intérieur de laquelle le visiteur pouvait entrer, le ventre de la mère originelle d’où elle aurait souhaité n’être jamais sortie ? Mais cela équivaudrait alors à n’être jamais née. ou bien devenir immortelle ? entre passages hallucinatoires, dépressifs et crises de polyarthrite rhumatoïde, le tout
s’inscrivant dans une mixité et une variabilité du symptôme, l’artiste ne trouve de salut que dans la créativité et l’isolement relationnel. Il serait plus précis de dire qu’elle se suffit alors à elle-même, donnant à cette autosuffisance qui ponctua son existence, d’aucuns diront auto-érotisme, des accents schrébériens. Ici, l’impasse ne put être dissoute, mais l’œuvre, dans sa tentative d’en trouver une issue, la rendit réellement immortelle.

François Krauss nous livre ici, une fois de plus, une de ces observations dont il a le secret. Ayant à prendre en charge un jeune adulte étiqueté anorexique mental sur fond de psychose, allant d’échec en
échec thérapeutique avec à la clé un nomadisme médical, l’auteur se rend vite compte qu’avec ce jeune homme très inhibé l’échange verbal exclusif ne sera d’aucune utilité et, tout comme avec ses prédécesseurs, voué à l’échec. Il prend alors conscience que l’utilisation du médium concret, support projectif d’un imaginaire que la parole n’arrive pas à laisser émerger, sera d’un grand secours. Formé au rêve éveillé et à l’utilisation de matériaux dans l’espace de séance auprès d’enfants, François Krauss appliquera avec ce jeune homme les mêmes techniques qui finiront par produire leurs effets. Le premier objet créé à partir de divers matériaux, une sorte d’extraterrestre « prenant son envol vers la lune » sera le point de départ et le médium déclencheur de toute une succession de créations empruntant le plus souvent la forme du dessin, y compris par ordinateur. on ne peut s’empêcher de penser ici au jeune patient de Freud malaxant machinalement dans sa poche de la mie de pain. Freud,
l’interpellant avec curiosité sur ce geste, obtint de l’adolescent qu’il revienne à la séance suivante avec de la mie de pain qu’il malaxa à vue au cours de la séance. Le patient, pendant qu’il s’entretenait avec Freud, confectionna machinalement et sans y prêter particulièrement attention des figurines qui avaient tout, selon Freud, d’ « idoles préhistoriques es plus primitives, ayant une tête, deux bras, deux jambes et, entre les jambes, un appendice qui se terminait en une longue pointe »1.
L’auteur de l’article montre comment grâce à l’utilisation du médium il put découvrir que ce jeune adulte était en fait l’objet d’un double enfermement : celui lié aux origines, traumatique, de la couveuse, où il passa plusieurs semaines à sa naissance et dont il n’était manifestement dans ses représentations pas encore sorti, et celui lié à une emprise maternelle omnipotente, les deux étant intimement mêlés et interdépendants. Il eut l’intuition géniale que le monde que notre jeune adulte dessinait n’était autre que le monde vu au travers de la couveuse ! Le déploiement de sa créativité via le médium montre au fil des séances les signes patents de sa construction identitaire, comme l’atteste l’apparition du visage, allant de pair avec une insertion sociale et professionnelle qui eut été impensable quelques années auparavant.

Je vous présente moi-même l’observation d’un patient atteint d’une maladie incurable dont la thérapie fut marquée par des allers et retours incessants entre l’objet culturel, ici le plus souvent des tableaux de maîtres, et son propre imaginaire, en suivant le fil conducteur du rêve. La richesse des échanges entre le patient et le thérapeute que permit l’utilisation du médium culturel montre la place primordiale que peut occuper l’art dans toute thérapie. Les passages permanents entre la représentation artistique et la figurabilité du rêve, médiatisés par la relation thérapeutique, permirent que s’installe entre ces trois termes une circularité féconde productrice de sens et d’éveil subjectif. tout comme Pierre Boquel, nous pensons qu’un tel éveil est dans une large mesure susceptible de freiner l’évolutivité d’une maladie grave, a fortiori incurable. Mais là n’est cependant pas l’essentiel.
Le plus important à nos yeux est en effet la qualité subjective de la vie, telle qu’elle peut émerger peu à peu de telles thérapies, comme une phrase emblématique du patient le signifie parfaitement et que nous laissons au lecteur le soin de découvrir par lui-même.

Il était légitime que nous invitions dans ce numéro un digne représentant de l’Art-thérapie, Jean-Louis Aguilar, très actif dans ce domaine et qui a comme principal objectif celui de hisser les méthodes thérapeutiques qu’il représente au rang de véritables psychothérapies.
Président d’une association d’Art-thérapie, l’ARAT (Association de Recherche en Art et Thérapie), lui-même art-thérapeute et peintre, il nous présente dans cet article son univers et la manière dont il aborde, par l’utilisation du médium artistique, les problématiques de patientes et patients que lui adressent d’ailleurs les psychiatres quand ils réalisent que la simple verbalisation, de par son
inhibition même ou sa pauvreté, aura peu de chance d’être couronnée de succès. Ceci dans une étroite collaboration avec eux. Gageons que le sérieux de son approche et les résultats qu’elle opère sauront
convaincre et séduire bon nombre de thérapeutes. Nous aimerions à cette occasion souligner combien ce partenariat s’inscrit dans la politique d’ouverture et de transdisciplinarité de la revue.
Bonne lecture à celles et ceux qui nous sont fidèles et aux quelques autres, que nous espérons nombreux, qui découvriront la revue à ette occasion, notamment ce numéro où un soin particulier a été porté à la qualité de reproduction de certaines oeuvres.

1. Sigmund Freud, 1901, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1975, pp.
151 sq.

Mis en ligne avec l'aimable autorisation de l'ATPR, d'Hervé Boukhobza et de Pierre Boquel.
Association des Thérapeutes en Psychosomatique Relationnelle
18, rue de la Renardière 34920 Le Crès

Jean-Louis Aguilar-Anton / Art'Blogueur