vendredi 30 octobre 2015

Quand l'art s'attaque à la maladie mentale

par Caroline Morneau
http://www.laction.com/Auteur-Caroline-Morneau/6487/1

L'organisme Les Impatients s'installe à Joliette
ATELIERS. L'organisme reconnu à la grandeur du Québec, Les Impatients, offre dorénavant des ateliers à Joliette. Le but: supporter les personnes aux prises avec la maladie mentale, et ce, à travers la création artistique.

«On propose plusieurs types d'ateliers. Il est important de retenir que lors des séances, il n'est jamais question de maladie mentale. Les participants sont traités comme des personnes à part entière», témoigne Frédéric Palardy, directeur général de Les Impatients.

Concrètement, l'organisme permet chaque semaine à trois groupes de dix personnes atteintes de maladie mentale de s'adonner à la peinture, au dessin ou encore au collage, sous la supervision de l'animatrice et artiste d'art contemporain, Marilyne Bissonnette et d'un intervenant en psychiatrie. Les activités sont d'une durée de deux heures. L'un des ateliers est offert au Centre hospitalier régional de Lanaudière (CHRDL) tandis que les deux autres prennent place au Musée d'art de Joliette. Un décor parfait pour laisser aller sa créativité.

«Donc, si on fait le calcul, 30 participants prennent part au projet chaque semaine», précise Dre Valérie Falardeau, psychiatre au CHRDL. Elle indique par ailleurs que les requérants du service sont placés sur une liste d'attente et que la priorité, pour le moment, revient aux patients suivis par un psychiatre. L'atelier présenté au CHRDL est proposé à la clientèle qui y réside et qui éprouve des difficultés à se déplacer.

«On veut donner une chance au plus grand nombre de gens possible de participer aux activités, c'est-à-dire, pas seulement ceux en psychiatrie, mais également ceux qui reçoivent l'aide d'un psychologue, d'un médecin de famille ou d'une infirmière. Pour le moment, c'est un projet pilote, alors on doit définir des priorités, mais on a déjà le financement pour éventuellement offrir un quatrième atelier hebdomadaire.»

Les types d'art proposés sont appelés à se diversifier, ajoute-t-elle. «On veut éventuellement aller vers la danse, la musique et les ateliers d'art littéraire.»

Ateliers qui portent fruit «Les Impatients nous font sortir de notre solitude», témoigne Lucie Tremblay, participante au projet. «Dessiner, ça me procure tellement de bien. Quand on sort de trois semaines en psychiatrie, on ne sait plus quoi faire. Le dessin m'a beaucoup aidée à me désennuyer.»

Selon des données fournies par Dr Falardeau, une personne sur quatre serait atteinte de maladie mentale, avec ou sans diagnostic. Elle stipule que les ateliers de l'organisme Les Impatients contribuent à briser les tabous quant au phénomène tout en permettant aux patients de s'exprimer librement à travers l'art. «Ça leur procure un sentiment de fierté et d'accomplissement. Trop de gens vivent dans la honte, alors qu'il n'y a pas lieu d'être.»

Frédéric Palardy ajoute que 87 % des participants disent voir des bénéfices directs quant à leur santé et 66 % mentionnent avoir évité l'hospitalisation.

Soulignons que le projet est d'abord une initiative d'étudiants du Cégep de Joliette. Deux d'entre eux, Mélanie Gagnon et Annie Grégoire, ont raconté en conférence de presse que leur équipe a eu l'idée de faire appel à Les Impatients dans le cadre d'un projet académique en technique d'éducation spécialisée. Le tout s'est concrétisé avec la participation de divers partenaires, tels quel la Fondation pour la santé du nord de Lanaudière qui finance les activités.

 Collection d'œuvres
 http://www.laction.com/Actualites/2015-10-06/article-4301422/Quand-lart-sattaque-a-la-maladie-mentale/1

Comment Lacan a trahi Freud

Comment expliquer que le «Docteur Folamour de la psychanalyse», maître ès hermétisme, reste la coqueluche des éditeurs et des médias de l’Hexagone? Par une certaine propension du monde intellectuel français à s’enticher de faux-semblants explique Mikkel Borch-Jacobsen dans le « BoOks» du mois de mars.

Jacques Lacan (Sipa)

                                Jacques Lacan (Sipa)

Que reste-t-il de Lacan, trente ans après sa mort? Cette question à laquelle «Books» me demande de répondre, je l’entends d’abord comme une chanson: «Que reste-t-il de nos amours? […]/Bonheur fané, cheveux au vent/Baisers volés, rêves mouvants/Que reste-t-il de tout cela/Dites-le-moi.»

Je n’ai jamais aimé Lacan (il n’était guère aimable), mais, jeune philosophe, je faisais partie de ceux qui se pressaient à son séminaire à la faculté de droit, près du Panthéon. Mai 68 n’était pas loin, le structuralisme battait son plein, les femmes étaient jolies. Lacan, vêtu de façon invraisemblable, prononçait en soupirant des oracles­obscurs que captaient d’innombrables micros.

Rentré chez soi, on déchiffrait les dactylographies pirates de ses cours (c’était avant que son gendre Jacques-Alain Miller ne commence à « établir » ceux-ci). On se retrouvait dans des séminaires appelés «cartels» pour commenter tel verset des Écrits, après quoi on allait prendre un verre en se racontant les excentricités et les maîtresses de Lacan. Certains s’allongeaient sur son divan. D’autres, comme moi-même, se contentaient d’acheter les mêmes cigares tordus que lui (Culebras de Partagas). J’étais jeune, j’étais snob, nous étions au centre de l’intelligence.

Célébrations dithyrambiques
Et maintenant ? Je ne fume plus et il y a longtemps que je ne crois plus aux «rêves mouvants» de la psychanalyse. Mais Jacques-Alain Miller mâchonne toujours des cigarillos, mes anciens amis sont devenus psychanalystes et Élisabeth Roudinesco continue, envers et contre tout (titre de son livre), à raconter les mêmes anecdotes édifiantes au sujet du docteur Foudésir. Le XXIe siècle, nous annonce la même, est «d’ores et déjà lacanien».
De fait, trente ans après, Lacan a acquis en France la même dimension quasi mythique que Freud et l’anniversaire de sa mort aura été l’occasion de multiples célébrations éditoriales et journalistiques, toutes plus dithyrambiques les unes que les autres.

Alors que la psychanalyse est presque partout en déclin ailleurs dans le monde, elle continue ici à faire l’objet d’une adhésion quasi unanime. À cet égard, ni Le Livre noir de la psychanalyse ni la charge montée par Michel Onfray dans Le Crépuscule d’une idole n’auront véritablement ébranlé cette orthodoxie française, malgré leur succès éditorial.
  
Préciosité, calembours et philosophie
Or s’il en va ainsi, c’est bien à cause de Lacan. Même si tous les psychanalystes et psychothérapeutes sont loin de se considérer comme lacaniens et même si les lacaniens eux-mêmes s’entre-déchirent à son sujet, avocats à l’appui, il est clair que la France freudienne n’aurait jamais pu résister comme elle l’a fait au DSM, à la psychiatrie biologique et aux nouvelles techniques psychothérapiques sans le «retour à Freud» amorcé par Lacan dans les années 1950. La preuve: dans tous les pays où la pensée Lacan n’a pas pénétré, la psychanalyse a été balayée.

 Cela peut paraître paradoxal dans la mesure où l’œuvre de Lacan, contrairement à celle de Freud, est notoirement hermétique. Comment expliquer qu’une pensée aussi difficile d’accès ait pu se répandre aussi efficacement ? La réponse réside dans la connivence entre la psychanalyse lacanienne et certains présupposés philosophiques largement partagés par la classe intellectuelle française.

Derrière la préciosité, les calembours, les cocasses « graphes » et «mathèmes» de Lacan, on trouve en effet une philosophie bien déterminée du sujet (et) du désir qui résonnait avec le Zeitgeist philosophique de l’époque et qui a ensuite diffusé dans l’université, l’école, la famille et la société.
   
Retour à Freud, vraiment ?
Cette philosophie, Lacan l’a toujours présentée comme la vérité du texte de Freud alors qu’elle ne lui ressemble en rien. La psychanalyse freudienne, même si elle se veut une psychologie, repose en dernière instance sur des notions biologiques. Comme l’a montré l’historien Frank Sulloway, les concepts de «pulsion», de «libido», de «bisexualité», de «sexualité infantile», de «perversion polymorphe», de «narcissisme», de «stades» libidinaux, de «régression», de «refoulement» s’enracinent tous dans des hypothèses biogénétiques que Freud partageait avec les biologistes et les sexologues de son temps.

Or il suffit de lire le moindre texte de Lacan pour constater qu’il rejette hautainement ce biologisme, comme le positivisme qui l’accompagnait. Tout le sens du «retour à Freud» a été de reformuler les concepts freudiens pour leur faire dire à peu près le contraire de ce qu’entendait leur créateur. La pulsion n’est pas l’instinct, le phallus n’est pas le pénis mais le symbole de son absence. Et ainsi de suite.

 Cette «débiologisation  s’inspire d’une philosophie bien précise, que Lacan avait apprise durant les années 1930 en suivant les cours d’Alexandre Kojève sur la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Il s’agit d’une philosophie du sujet adossée à une « ontologie dualiste » qui distingue fermement l’être naturel – réel, objectif, donné, statique, matériel, identique à soi – de l’être humain, défini comme négativité radicale.

Objet, non-objet
Dans la lecture anthropologique de Hegel que proposait Kojève, le sujet ne devient véritablement humain que lorsqu’il nie tout ce qui le rattache à la nature – son corps biologique, vital, animal – et se met à désirer un «objet» non naturel, un non-objet : le désir d’un autre sujet humain.
Dans le rapport entre l’homme et la femme, expliquait ainsi Kojève, le Désir n’est humain que si l’un désire non pas le corps, mais le Désir de l’autre, s’il veut “posséder” ou “assimiler” le Désir pris en tant que Désir.
Le désir humain est un désir du désir de l’autre, un désir d’aucun objet, et c’est pourquoi il se manifeste et se fait reconnaître comme tel dans une « lutte à mort de pur prestige » où l’homme met en jeu sa vie biologique de façon purement gratuite et « souveraine », comme disait aussi Georges Bataille, pour rien.

Tous ces traits se retrouvent dans la reformulation lacanienne de Freud. «Le désir de l’homme, répète mot pour mot Lacan, est le désir de l’Autre.» Le sujet lacanien, tout comme l’homme kojévien, est une pure négativité désirante qui ne peut se satisfaire (que) de rien, que de ce non-objet qu’est le désir de l’Autre.

Autant dire que ce sujet ne peut pas être objectivé, puisqu’il est la négation permanente de tout objet et notamment de cet objet qu’est pour Lacan le « moi » imaginaire et spéculaire (relatif au miroir). Toute identification du sujet, tout «c’est moi» ne peut être qu’illusoire et aliénant puisqu’il objective ce « vide irréel » (Kojève) qu’est le désir comme désir de l’Autre. D’où l’impératif lacanien: «Ne t’identifie pas à l’objet du désir de l’Autre», «Ne te fais pas la chose de son amour», «Ne deviens pas le petit enfant-phallus imaginaire qui va combler le désir de ta mère, identifie-toi au contraire au phallus symbolique qui lui manque».

 Derrière cette réinterprétation bien connue de l’Œdipe freudien en termes de «métaphore paternelle» et de «castration symbolique», on retrouve en réalité l’exigence kojévienne d’un désir-sujet purifié de toute scorie objectivante, qui «n’est pas ce qu’il est et [qui] est ce qu’il n’est pas» (Hegel cité par Kojève, puis par Sartre).

Tour de passe-passe
Le but de la cure lacanienne est d’amener le sujet au point où il peut dire son désir, bref se dire comme pur rien, pure néantisation. D’où le rôle central du langage chez Lacan, qui renvoie une fois de plus, par-delà les invocations de Saussure, Jakobson et Lévi-Strauss, à la leçon de Kojève commentant Hegel.

Pour Kojève, le «Discours» ou «Concept», expression du sujet qui se pose en niant le «Réel», opère le prodige de faire être ce qui n’est pas. Nommant la chose, il la « tue » comme chose empirique pour en faire une chose idéale (l’« absente de tous bouquets » de Mallarmé) qui manifeste la négativité du sujet qui en est l’être évanouissant.
Conclusion de Lacan : le langage présente l’absence du sujet qui s’y dit en néantisant toute réalité, la sienne y compris. Plus le sujet essaie de se dire dans sa vérité (de dire son désir), plus il se rate, se manque et s’absente, et plus il manifeste que la vérité est ce ratage même. Le langage (la «parole pleine», plus tard le «signifiant») est l’alètheia (vérité dé/voilée) du sujet, son abyssale apparition-disparition: «Moi, la vérité, je parle.»

 On ne saurait trouver théorie plus foncièrement, plus radicalement idéaliste. Le sujet, aussi nommé «parlêtre», s’y spiritualise tant qu’à la fin il s’évapore et disparaît dans le «signifiant qui le représente pour un autre signifiant». Il n’a ni corps, ni sexe, ni visage («Il n’y a pas de rapport sexuel», énonçait Lacan).

 Mon beau miroir
C’est peu de dire que ce sujet ne ressemble guère au Ça freudien et à sa marmite bouillonnante de pulsions: il en est l’antithèse même. Le génie de Lacan aura été de le présenter comme la vérité même du texte de Freud, que ses successeurs anglo-saxons auraient dévoyée et pervertie à force de biologisme, d’empirisme et de pragmatisme obtus. Étonnant tour de passe-passe, auquel la plupart des intellectuels de l’époque n’ont vu que du feu.
Voici qu’ils retrouvaient dans «l’inconscient» leur propre philosophie du moment, légitimée par «la psychanalyse»! Comment n’auraient-ils pas été séduits par ce miroir qu’on leur tendait?

La psychanalyse n’aurait jamais réussi à s’imposer en France comme elle l’a fait sans l’extraordinaire opération de ravalement philosophique que lui a fait subir Lacan après la guerre. Le biologisme et le positivisme freudiens ne pouvaient que rebuter une génération d’intellectuels formés à la phénoménologie (Husserl, Heidegger) et à la dialectique (Hegel, Marx) – étonnant mélange « existentialiste » initié par Kojève et orchestré avec l’efficacité que l’on sait par Sartre.
Lacan, qui était lui-même un intellectuel très au fait des derniers développements philosophiques, a vite compris le parti qu’il pouvait tirer de cette «situation de la psychanalyse». En proposant une version kojévienne de la théorie freudienne, il l’a rendue acceptable dans la France existentialiste de l’après-guerre tout en se donnant les moyens de lancer avec succès une OPA sur le label «psychanalyse».

L'idéalisme, l'air de rien
Inversement, en proposant une version freudienne de la philosophie kojévienne, il a permis à plusieurs générations d’intellectuels de continuer à véhiculer une philosophie du sujet profondément idéaliste tout en se donnant l’illusion de n’en rien faire.
Ainsi s’est établie une équivoque profonde, qui dure encore aujourd’hui et qui explique l’étonnante résilience de la psychanalyse en France. Sous les noms de «psychanalyse» et de «Freud» se perpétue une philosophie implicite qui n’a rien à voir avec la théorie d’origine, mais qui flatte certains préjugés très tenaces transmis de génération en génération par la classe de philosophie – soit, en vrac: la suprématie de l’esprit sur le corps, la différence entre l’homme et l’animal, l’affirmation de l’autonomie du sujet, le mépris pour l’empirisme, le matérialisme et le pragmatisme, l’anti­positivisme.
Mikkel Borch-Jacobsen
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Philosophe et historien, professeur de littérature comparée à l’université de Washington à Seattle, Mikkel Borch-Jacobsen est l’auteur de «Lacan, le maître absolu» (Flammarion, 1999) et, plus récemment, «des Patients de Freud. Destins» (Éditions Sciences humaines, 2011). Il a codirigé «Le Livre noir de la psychanalyse» (Les Arènes, 2005).

 
                                        Le divan de Lacan (Sipa)

 http://bibliobs.nouvelobs.com/en-partenariat-avec-books/20120319.OBS4074/comment-lacan-a-trahi-freud.html