Du complexe au syndrome de la « mère
morte » : Les effets d’une dépression maternelle sévère sur le
fonctionnement psychique de l’enfant.
https://lescahiersdudeps.wordpress.com/2013/05/13/du-complexe-au-syndrome-de-la-mere-morte-vincent-estellon/
Par le « complexe de la mère morte »[1]
André Green désigne une expérience que peut traverser l’enfant lorsque
sa mère, après avoir été un objet chaleureux, excitant, vivant, source
de vitalité et de gaieté pour lui, devient subitement froide, éteinte,
atone, comme morte. Présente et vivante, dévorée par une dépression
sévère (liée à un deuil réel ou à une déception amoureuse), cette mère
est subitement trop triste pour s’intéresser de façon vivante à son
enfant. Même si elle est là et proche dans l’espace – de sorte qu’elle
ne disparaît pas forcément du champ de perception – elle n’est pas là ;
telle une poupée de cire absorbée en elle-même dans un sinistre
ailleurs : elle a perdu le goût de vivre. De cette présence se dégage
une atmosphère de dépression « à contre vie »[2].
Il ne s’agit donc pas des effets de l’absence de la mère, mais des
qualités particulières de sa présence : une présence morte. Green
précise qu’il s’agit d’une dépression soudaine (et non pas chronique),
de sorte à exposer subitement l’enfant à la perte, au vide, à
l’impuissance, à la solitude, d’une façon comparable à ce qui peut être
vécu dans l’expérience du deuil : « Le trait essentiel de cette
dépression est qu’elle a lieu en présence de l’objet, lui-même absorbé
par le deuil. (…) Ce qui se produit alors est un changement brutal,
véritablement mutatif de l’imago maternelle. Jusque là, ainsi qu’en
témoigne la présence chez le sujet d’une authentique vitalité qui a
connu un brusque arrêt, un grippage où elle demeure désormais bloquée,
une relation riche et heureuse s’était nouée avec la mère. L’enfant
s’est senti aimé avec tous les aléas que suppose même la plus idéale des relations. Les photos du jeune bébé le montrent dans l’album de
famille, gai, éveillé, intéressé, gros de potentialités, tandis que les
clichés ultérieurs témoignent de la perte de ce premier bonheur. Ce
changement de position subite, inhérent à une grave dépression
maternelle entraîne chez l’enfant une transformation de l’imago
maternelle. Cette catastrophe dans la relation mère-enfant a lieu à un
moment où l’enfant est trop jeune pour élaborer psychiquement la
situation. En plus de perdre une certaine qualité de lien, l’enfant perd
le sens. » [3]Ne
trouvant pas d’explication à cette perte, et se vivant comme centre de
l’univers maternel, il peut s’imaginer responsable de ce changement.
Green montre aussi que si cette catastrophe relationnelle apparaît au
moment où le bébé découvre l’existence du tiers (le père), ce dernier
sera susceptible d’être désigné coupable de ce changement ; ce qui
n’arrangera rien du point de vue de la triangulation œdipienne. Dans
d’autres cas, le bébé est pris entre la mère morte et le père
inaccessible de telle sorte que du point de vue relationnel, plus rien
ne tient. Ce désinvestissement massif, incompréhensible – souvent plus
ou moins bien refoulé dans la psyché de l’enfant – aura des effets
pathogènes dans la construction de son narcissisme et pèsera dans ses
relations objectales futures. Comment confier plus tard son amour à un
être susceptible de devenir subitement comme mort à la relation ? « Tout
sera terminé comme pour les civilisations disparues, dont les
historiens cherchent en vain la cause de la mort en faisant l’hypothèse
d’une secousse sismique qui aurait détruit le palais, le temple, les
édifices et les habitations, dont il ne reste plus que ruines. Ici, le
désastre se limite à un noyau froid, qui sera ultérieurement dépassé
mais qui laisse une marque indélébile sur les investissements érotiques
des sujets en question. » [4]
Parmi ces désastres, on note la perte de la vitalité des échanges, la
fragilisation du socle narcissique (de la confiance en l’identité en
tant qu’elle engage une mêmeté d’être), la perte du socle de la
confiance en l’autre, fragilisation extrême de la croyance dans le lien,
la perte du sens du lien amoureux. Chez ces sujets, on retrouve
d’ailleurs souvent une grande difficulté à s’investir dans une relation
amoureuse. Sur fond de narcissisme blessé, le sujet élabore souvent un
idéal du moi démesuré. Il est essentiel de rappeler que l’identification
de ce complexe de la mère morte devient lisible ou déchiffrable
dans le transfert, par le transfert : c’est même une « révélation du
transfert ». L’analyste peut éprouver une étrange discordance entre la
dépression de transfert et un comportement à l’extérieur où la
dépression ne s’épanouit pas. On serait proche de ce que Chabert
qualifie de « dépression masquée ». Pour Green, l’enfant après avoir
tenté de réanimer ce lien par diverses conduites de désespoir
(agitation, insomnie, terreurs nocturnes etc.) va bien souvent
développer deux types de réponses défensives :
La plus courante développe un mouvement unique à deux versants : le désinvestissement de l’objet maternel et l’identification inconsciente à la mère morte.
Dans ce désinvestissement, assimilable à un meurtre psychique, l’objet
est désinvesti sans haine. La destruction de cet objet fera place à un
« trou psychique ». Là est un pas très important franchi par la pensée
de Winnicott : la destruction ne se réduit pas toujours à une
destruction de l’objet, elle peut prendre la forme de négation de
l’existence de l’objet. (meurtre par néantisation de la présence en
personne de l’autre). Le deuxième versant de ce mouvement consiste en
une identification (inconsciente) à la mère morte : l’enfant mime en
miroir – comme sur un mode empathique – cette mère morte. Il pourra
développer ce potentiel de s’abstraire de la réalité affective ambiante
de façon soudaine et inexpliquée. Le sens de la relation est comme
perdu. Ces deux mouvements peuvent paraître superficiellement de nature
contradictoire : Comment ou pourquoi s’identifier à un objet que l’on
désinvestit ? Green montre habilement que cette identification est
largement inconsciente. La mère morte, d’une certaine manière devient un
objet incorporé. Et grâce à cette opération le sujet fait exister un
lien vivant en lui avec cet objet morbide incorporé.
La
deuxième solution touche à « la perte du sens » : l’enfant confronté à
l’impuissance construit des interprétations erronées dans lesquelles il
s’attribue la responsabilité de ce changement. Green écrit : « il y a un
écart incomblable entre la faute que le sujet reprocherait d’avoir
commise et l’intensité de la réaction maternelle. Tout au plus
pourrait-il penser que cette faute est liée à sa manière d’être plutôt
qu’à quelque désir interdit ; en fait, il lui devient interdit d’être.[5]
» Cette perte du sens ouvre toutefois sur des contraintes à imaginer
et/ou à penser qui développeront parfois de manière très précoce les
potentialités à créer et/ou à intellectualiser. Le surinvestissement de
la créativité peut s’entendre comme une manière d’éviter la rencontre et
le partage avec l’objet. Pour Green, certains artistes choisissent la
créativité par delà la relation amoureuse, et même pour s’affranchir de
l’objet. Et pour cause ! L’objet est variable, incontrôlable, soumis à
une activité désirante propre : il peut apparaître et disparaître à sa
guise, vous aimer et ne plus vous aimer, s’installer progressivement
dans votre monde interne pour disparaître au moment où ce dernier
commence juste à faire une place pour cet objet… La créativité, elle,
dépend uniquement de vous. Et même si elle contient l’espoir d’un retour
positif de l’autre et permet parfois un partage émotionnel, ce partage a
souvent lieu au plan de la gratification narcissique. Il ne s’agit pas
d’un partage au sens fort du terme. Et sur un versant pervers, on
pourrait même avancer que ce qui est recherché chez l’autre, c’est une
forme de reconnaissance à valeur d’étayage narcissique. Ainsi, pervers
et créateur refusent tous deux d’une certaine manière le monde tel qu’il
est pour lui préférer un monde créé par eux.
Au-delà de ces deux types de réponses, on constate l’effet désorganisateur de ces traumatismes précoces sur la construction des phénomènes transitionnels chez l’enfant (parfois surinvestis) mais surtout sur la vie amoureuse du futur adulte marquée d’une grande difficulté à aimer et caractérisée par une excessive vulnérabilité dans la façon de vivre le lien. Comme si avait été perdu le sens d’une relation amoureuse. Dans certaines manifestations cliniques, la solution « créative » est loin d’être trouvée. On trouve alors des phénomènes d’ « hyperactivité », d’agitation maniaque, où le sujet est incapable de fixer son attention sur un seul objet, on trouve – dans un déguisement par contraire – la marque d’un même désespoir, le désespoir mélancolique. Comment faire tenir l’objet sans un minimum de croyance dans le fait que cet objet sera capable de tenir, d’exister, de survivre ? Dans l’expression mythomane, il y aurait cette tentative effrénée de maintenir présente l’illusion d’un moi idéal depuis longtemps blessé, abîmé, destitué, mais le sujet n’en veut rien savoir, car ce serait pour lui tomber dans le néant. C’est sans doute aussi le cas dans les conduites de dépendance où l’objet prothèse – béquille d’un Moi blessé – tente de lui faire croire qu’il peut tout, et qu’avec cet objet, il s’auto-suffit. L’énergie que pourra dépenser un sujet à s’accrocher désespérément à son objet d’élection est à la mesure du vide intérieur que laisserait la perte de cet objet, ou de la blessure hémorragique qu’elle ouvrirait dans un moi peu assuré de sa consistance. Ces solutions esquissées (agitation stérile, manies, dépendances, mythomanie) peuvent constituer d’autres destinées par lesquelles le sujet tentera de remplir et combler de façon désespérée et compulsive ces trous psychiques.
Au-delà de ces deux types de réponses, on constate l’effet désorganisateur de ces traumatismes précoces sur la construction des phénomènes transitionnels chez l’enfant (parfois surinvestis) mais surtout sur la vie amoureuse du futur adulte marquée d’une grande difficulté à aimer et caractérisée par une excessive vulnérabilité dans la façon de vivre le lien. Comme si avait été perdu le sens d’une relation amoureuse. Dans certaines manifestations cliniques, la solution « créative » est loin d’être trouvée. On trouve alors des phénomènes d’ « hyperactivité », d’agitation maniaque, où le sujet est incapable de fixer son attention sur un seul objet, on trouve – dans un déguisement par contraire – la marque d’un même désespoir, le désespoir mélancolique. Comment faire tenir l’objet sans un minimum de croyance dans le fait que cet objet sera capable de tenir, d’exister, de survivre ? Dans l’expression mythomane, il y aurait cette tentative effrénée de maintenir présente l’illusion d’un moi idéal depuis longtemps blessé, abîmé, destitué, mais le sujet n’en veut rien savoir, car ce serait pour lui tomber dans le néant. C’est sans doute aussi le cas dans les conduites de dépendance où l’objet prothèse – béquille d’un Moi blessé – tente de lui faire croire qu’il peut tout, et qu’avec cet objet, il s’auto-suffit. L’énergie que pourra dépenser un sujet à s’accrocher désespérément à son objet d’élection est à la mesure du vide intérieur que laisserait la perte de cet objet, ou de la blessure hémorragique qu’elle ouvrirait dans un moi peu assuré de sa consistance. Ces solutions esquissées (agitation stérile, manies, dépendances, mythomanie) peuvent constituer d’autres destinées par lesquelles le sujet tentera de remplir et combler de façon désespérée et compulsive ces trous psychiques.
Green
relève la présence de ce « syndrome » de la mère morte chez de nombreux
artistes dont certains sont véritablement et authentiquement
« créatifs » mais pourtant totalement incapables d’aimer. Ce fol
investissement dans cette capacité créative de « jouer », « manipuler »,
« déformer » ou « produire » les objets inanimés peut être également
entendue comme une tentative d’attirer l’attention de la mère pour la
distraire ou la consoler. Ce « jouer –créer » se situerait plus du côté
d’une attente de reconnaissance par l’autre que d’une possibilité de
s’accomplir et de s’oublier dans la création. Cette stylisation
singulière s’éloigne ainsi de l’optique kleinienne qui voit la
« créativité » comme une réparation. Roland Barthes conforte l’intuition
de Green lorsqu’il note : « Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre,
savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de
qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien,
qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de
l’écriture. »[6]
Green aurait-il été marqué par la lecture de Roland Barthes ? Le chapitre Fading dans Fragments d’un discours amoureux (1977)
ne parle pas d’autre chose que du complexe de la mère morte. Barthes
écrit : « FADING : Épreuve douloureuse selon laquelle l’être aimé semble
se retirer de tout contact, sans même que cette indifférence
énigmatique soit dirigée contre le sujet amoureux ou prononcée au profit
de qui que ce soit d’autre, monde ou rival. (…) Le fading de l’autre,
quand il se produit, m’angoisse parce qu’il semble sans cause et sans
terme. Tel un mirage triste, l’autre s’éloigne, se reporte à l’infini et
je m’épuise à l’atteindre.»[7]
Et se référant à Proust, Barthes évoque cette expérience de fading
(barrage) déchirante lorsque peu avant de mourir, la grand-mère du
Narrateur, par moments, semble absente au lien à l’autre, à sa
reconnaissance : elle le regarde « d’un air étonné, méfiant,
scandalisé. » (Proust, Le côté des Guermantes, p. 334). Il
poursuit : « Il est des cauchemars où la mère apparaît, le visage
empreint d’un air sévère et froid. Le fading de l’objet aimé, c’est le
retour terrifiant de la Mauvaise mère, le retrait inexplicable de
l’amour, le délaissement bien connu des mystiques : Dieu existe, la mère
est présente, mais ils n’aiment plus. Je ne suis pas détruit, mais laissé là, comme un déchet. » [8]
Barthes note : « La jalousie fait moins souffrir, car l’autre y reste
vivant. Dans le fading, l’autre semble perdre tout désir, il est gagné
par la Nuit. Je suis abandonné de l’autre, mais cet abandon se redouble
de l’abandon dont il est saisi lui-même ; son image est de la sorte
lavée, liquidée ; je ne puis plus me soutenir de rien, pas même du désir
que l’autre porterait ailleurs : je suis dans le deuil de l’objet
lui-même endeuillé (de là, comprendre à quel point nous avons besoin du
désir de l’autre, même si ce désir ne s’adresse pas à nous). »[9]
« Lorsque
l’autre se prend de fading, lorsqu’il se retire, au profit de rien,
sinon d’une angoisse qu’il ne peut dire qu’à travers ces pauvres mots :
« je ne me sens pas bien », il semble se mouvoir au loin dans un
brouillard ; non point mort, mais vivant flou dans la région des
Ombres ; Ulysse leur rendait visite, les évoquait (Nekuia) ; Parmi elles
était l’ombre de sa mère ; j’appelle, j’évoque ainsi l’autre, la Mère,
mais ce qui vient n’est qu’une ombre. »[10]
Le seul amour possible gelé par le désinvestissement, donne lieu à une
forme d’amour qui maintient l’animation de l’autre (l’objet aimé) en
hibernation. L’objet aimé est selon Green, « hypothéqué par la mère
morte »[11].
Le film de Stephen Daldry, The Hours,
(2002) met en scène remarquablement le roman de Michael Cunningham qui
traduit les idées ici développées. Laura Brown (interprétée dans le film
par Juliane Moore) est une mère au foyer dans l’Amérique des années 50.
Elle vit une intense dépression existentielle : hantée par son propre
suicide qu’elle tente de commettre, elle préfère abandonner sa famille
pour vivre sa vie de femme, loin des obligations familiales et
ménagères. Le film comme le livre donnent à entendre comment son fils Richie
perçoit de manière très aigue la dépression maternelle. Plus tard, on
le retrouve adulte, (Ed Harris) écrivain, d’une lucidité sans nom,
séropositif, gay, seul, aimé par son amie éditrice, Clarissa Vaughan
laquelle ne cesse de donner des réceptions « pour couvrir le silence ». The Hours
donne à travers le destin de Richie devenu Richard, une illustration
magistrale de la théorie de Green sur la mère morte. Ce qui est
remarquable c’est que l’écrivain Richard, fait mourir sa mère dans son
dernier roman. Ce désir de mort de la mère, vécu passivement par
l’enfant, est retraité activement bien plus tard, grâce à l’écriture
d’une fiction. On perçoit très justement dans ce film que la création
artistique ne « répare pas » les blessures du désinvestissement. Green
précise : « Arrêtés dans leur capacité d’aimer, les sujets qui sont sous
l’emprise d’une mère morte ne peuvent plus aspirer qu’à l’autonomie. Le
partage leur demeure interdit. Alors la solitude, qui était une
situation angoissante change de signe. De négative, elle devient
positive. Elle était fuie, elle devient recherchée. Le sujet se nide. Il
devient sa propre mère, mais demeure prisonnier de son économie de
survie. Il pense avoir congédié sa mère morte. En fait, celle-ci ne le
laisse en paix que dans la mesure où elle est elle-même laissée en paix.
Tant qu’il n’y a pas de candidat à la succession, elle peut bien
laisser son enfant survivre, certaine d’être la seule à détenir l’amour
inaccessible. » [12]
Un
autre auteur – lui, psychanalyste – semble également avoir largement
inspiré la formalisation d’André Green. Il s’agit de D. W. Winnicott. Ce
dernier, dès 1971, relevait que les mères déprimées n’ont plus la
possibilité d’offrir à leurs enfants de se voir dans leurs yeux. Les
« yeux de la mère, considérés comme premier miroir pour les yeux de
l’enfant » [13]
sont devenus ternes, comparables à des miroirs sans teint ; ne
disposant plus du pouvoir de refléter – et de contenir narcissiquement –
l’appel au contact émotionnel émanant de l’enfant. Dans ces yeux
obscurs, l’enfant ne perçoit plus son propre reflet mais plutôt l’humeur
sinistre de la mère qui fait intrusion dans son espace et sa
temporalité narcissique. Ces expériences répétées participeraient à la
consolidation excessive du faux self et à la fixation à certaines
composantes partielles (anales) des capacités transitionnelles. Dans une
certaine mesure, la créativité se fonde sur la capacité à
s’illusionner. Ceux qui n’ont pas eu la chance de s’illusionner dans les
yeux de la mère, dans le regard de la mère plus exactement, éprouveront
des difficultés à s’illusionner. Hors, Winnicott montre que pour
accepter la désillusion, encore faut-il avoir été illusionné ! Dans cet
article, il met en relation la capacité d’illusion et l’internalisation
de l’objet maternel. Les bébés qui n’ont pu s’illusionner sont toujours
en train de chercher dans le regard maternel des réactions leur
indiquant si elle approuve ou désapprouve leur intention. On trouve ici
sans doute une des origines possibles à ce trait du cas limite bien
souvent comme « scotché » à la réalité externe. Plutôt que de s’appuyer
sur un objet interne suffisamment constitué pour assurer une certaine
constance, le sujet va s’appuyer sur des éléments de la réalité externe
pour les interpréter (souvent projectivement) et réagir (de façon
erronée). La porte d’entrée aux identifications projectives est grande
ouverte, car peut-être, ce qui est recherché dans les identifications
projectives c’est d’attendre de l’autre qu’il provoque l’illusion ou la
désillusion. Or l’on ne peut obliger l’autre à devenir illusionniste
forcé, et c’est ainsi qu’un grand nombre de cas limites souffrent d’une
vie amoureuse complexe et chaotique, tant la place accordée à l’objet a
du mal à se défaire de cette impérieuse demande (folle). Tout se passe
comme si le rapport apparu/disparu dans l’espace de la réalité externe
établissait une équivalence au plan de la réalité psychique avec le
rapport mort/vivant. Ce rapport d’équivalence s’étendrait même à
d’autres qualités définissant les objets vivants : « qui bouge/inerte »,
« qui parle/silencieux ». Dans son ouvrage Jouer avec Winnicott,
André Green revient sur l’article de Winnicott de 1951 « Objets
transitionnels et phénomènes transitionnels » ayant inspiré un grand
nombre de développements présents dans Jeu et réalité (1971). La
lecture de Green met en relief ce qui est présent en 1951 et absent dans
la reprise théorique synthétique de 1971. Par exemple, cette
présentation de l’objet transitionnel dès 1951 comme « possession
non-moi » au sein de laquelle l’objet est défini comme un « négatif du
Moi ». Green note : « Distinguer comme le fait Winnicott, le premier
objet de la première « possession non-moi » élargit notre pensée,
surtout si cette expérience se situe dans une zone intermédiaire entre
deux parties de deux corps, bouche et sein, ce qui va créer un troisième
objet entre eux, non seulement dans l’espace réel qui les sépare, mais
aussi dans l’espace potentiel de leur réunion après leur séparation. »[14]. Green montre à partir d’un exemple clinique[15]
présent dans l’article de 1951 mais absent dans Jeu et réalité, comment
la construction des capacités transitionnelles nécessité que l’objet
primordial soit suffisamment présent mais également suffisamment absent.
Ce rapport entre absence et présence devant être suffisamment tempéré.
Pas trop présent (empiétant, persécutant), mais pas trop absent (une
absence trop longue pouvant être vécue comme une mort de l’objet). La
constitution de l’objet interne dépendra du bon dosage (suffisamment
tempéré) de cette rythmicité mais aussi de la qualité de présence de cet
objet externe. Si la mère est absente trop longtemps (plusieurs jours),
le souvenir de la représentation interne s’efface, les phénomènes
transitionnels perdent alors toute signification pour l’enfant. Green
souligne que l’on assiste alors au désinvestissement de l’objet. Pour
jouer avec l’absence de l’objet, encore faut-il être capable de jouer
avec l’illusion de sa présence ! Green en développant la notion de
« sein rapporté » (in Narcissisme de vie, narcissisme de mort,
1980, Paris, Minuit, 1983, p 233) apporte un objet théorique essentiel
pour comprendre la vie amoureuse de grand nombre d’artistes –
authentiquement créatifs – mais totalement incapables d’aimer et de
s’épanouir dans une relation objectale stable. Fréquemment, cette
relation objectale est hypothéquée par le lien à la mère, véritable
passion pour la mère – « passion folle » pour la mère ou plus
exactement, pour la mère à l’intérieur- de sorte qu’aucun nouvel objet
ne peut atteindre la dignité et la prégnance de cet objet fixé et
idéalisé. L’idéalisation, une façon de se débarrasser de l’autre, ou
plus exactement de l’altérité de l’autre.
[1]A. Green, 1987, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, minuit, 2007
[2] A. Green, 2010, Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? Paris, Editions de l’Ithaque, p. 127.
[3]Kohon G. et all., 2009, Dialogue avec André Green, in Essais sur la mère morte, Paris, Ithaque, p. 87
[4] A. Green, 1987, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, minuit, 2007, p. 256.
[5] Ibidem pp. 258-259.
[6] Roland Barthes, 1977, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, p 116.
[7] Roland Barthes, 1977, Op. cit., p. 129
[8] Barthes R, 1977, Ibidem, p. 130.
[9] Ibid., p. 130.
[10] Ibid., p. 130.
[11] Green A, 1980, Op. cit., p 236.
[12]Ibidem., p. 237.
[13]Winnicott D. W. (1971), « Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », in Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, pp. 153-162.
[14] André Green, 2005, « L’intuition du négatif dans Jeu et réalité », in Jouer avec Winnicott, Paris, PUF, p.21
[15]
Il est question de deux frères dont les destins à la transitionnalité
diffèrent. Il est remarquable que celui ayant trouvé dans les ressources
transitionnelles une signification performative se mariera, fondera une
famille, tandis que l’autre frère restera célibataire.
https://lescahiersdudeps.wordpress.com/2013/05/13/du-complexe-au-syndrome-de-la-mere-morte-vincent-estellon/