L'émotion suscitée par le corps inanimé du petit Aylan aurait dû
parcourir l'étroit chemin qui sépare nos viscères de nos neurones pour
susciter foultitude de questionnements sur les causes de ces afflux
migratoires. Avec, pour refrain, cette question cardinale: qu'est ce qui
peut bien pousser des humains à tout quitter, au péril de leur vie ?
Dans le sillage du petit chef napoléonien de l'opposition, les réponses
se figent en discours démagogiques, truffés d'amalgames, motivées par le
désir à peine voilé de prospérer électoralement sur la peur et les
préjugés.
Disons le d'emblée, tous ces fameux « discours de vérité », nouvelle marotte des populistes, suintent l'imposture et le mensonge. De fait, il faut récuser avec rigueur quelques mythes fondateurs. A commencer par la matrice, celle qui accouche de tous les autres : la frontière.
L'illusion de la frontière
La frontière, avant d'être une contrainte géographique ou un objet juridique, résulte de rapports de forces, de luttes, de guerres, cimentés par l'idéologie impérialiste.
Après avoir érigé ses frontières dans des marres de sang, l'Europe s'abrite aujourd'hui derrière ces désuètes lignes de démarcation. Suivant un fonctionnement schizophrène, nos institutions encouragent assidûment la circulation de biens matériels et d'actifs financiers mais circonscrivent fermement celle d'individus totalement démunis. Autrement dit, des hommes et des femmes subissent, au nom de la liberté, les effets désastreux d'une mondialisation débridée avec l'interdiction formelle d'y échapper.
Par la grâce des origines, les autochtones s'estiment même fondés à envoyer leurs matraques planter leurs arguments dans le crâne des récalcitrants. Si le traitement policier et militaire des problématiques migratoires ajoute la violence à l'inconséquence, il témoigne surtout d'un sentiment de supériorité déconnecté du réel. Car ces vagues ne reflueront pas. Elles sont portées par un vent d'irréversibilité qui ramènera inlassablement les téméraires esquifs sur les rives de l'espérance. Et plutôt que d'en redouter l'augure, nous devrions en saisir la puissance.
L'obsession des élections et la dérive régulière de la droite vers ses extrêmes brident les capacités de discernement des gouvernements européens et commandent des politiques à très courte vue. Bien entendu, l'infortuné immigré représenterait le plus sûr moyen de renouveler les stocks de mains d'oeuvre dociles ou de compenser le manque de dynamisme démographique. Une suspicion que des français amnésiques adresseront élégamment à l'Allemagne, feignant d'oublier une vieille tradition hexagonale. Mais les historiens pourront également nous remémorer les multiples apports de l'immigration dans des domaines aussi variés que le sport, la culture ou l'éducation.
Nous choisissons ici de nous arrêter sur la force des bouleversements en cours, prélude d'un nouvel ordre mondial. La pression migratoire nous force à réorienter notre réflexion vers des questions fondamentales de répartition. A la répartition des réfugiés, irréductibles à du bétail malgré les fantasmes du grand patronat, nous devrions néanmoins préférer une répartition des richesses, tant en termes de production que de redistribution.
Répartition des richesses
Organiser le « tri sélectif » des exilés pour différencier les méritants des imposteurs revient à nier une évidence: les déplacements massifs de populations correspondent toujours à des urgences vitales. Passé ce rappel préalable, il nous faut souligner les interdépendances politiques et économiques qui nous lient à ces peuples en errance. Face à un creusement exponentiel des inégalités et aux alarmantes prévisions de changements climatiques, les réponses de nos gouvernants paraissent effroyablement dérisoires. La croyance dans un système qui épuise les ressources naturelles sans pourvoir aux besoins élémentaires de millions de personnes relève plus de l'intégrisme religieux que des valeurs républicaines dont il se réclame.
En professionnels du cynisme, les dirigeants européens s'accordent sur l'accueil de "réfugiés politiques" mais se pincent le nez devant les "réfugiés économiques". Pourtant, les conflits armés se tiennent à la lisière des guerres économiques qui jettent sur les routes des peuples en quête d'avenir. Nos esprits cartésiens gagneraient à s'imprégner d'une réalité volontiers minorée par les grandes puissances : l'ultra, le neolibéralisme, quelle que soit la manière de désigner cette délirante compétition économique, constitue une guerre, larvée certes, mais impitoyable. Une guerre qui compte aussi ses réfugiés. S'ensuit immédiatement une question subsidiaire : à partir de quels seuils la souffrance devient elle intolérable aux yeux de la communauté internationale ?
Tant que les prescriptions du marché continueront à assujettir nos destinées collectives, nous verrons irrémédiablement grossir le flot des migrants, dans le sillage de grandes crises humanitaires. C'est pourquoi il paraît de plus en plus inconcevable de laisser au seul dogme de la concurrence l'organisation des rapports économiques et sociaux. Cette concurrence, largement faussée au détriment de l'Afrique, engendre l'enrichissement perpétuel des uns et l'appauvrissement ininterrompu des autres. Nous savons que ces déséquilibres reposent sur l'arbitraire et alimentent l'injustice. Une injustice assez aisément tolérée tant elle semble marquée par le sceau de la fatalité. Seulement, nous négligeons trop souvent son corollaire, l'insécurité. Il n'existe pourtant pas de monde paisible dans le grand bain des injustices.
Or le fossé économique qui isole l'Afrique procède d'une accumulation de préjudices. Si l'arrogante richesse financière et matérielle affichée par nos sociétés occidentales ne peut être contemplée comme le produit d'une intelligence supérieure, elle peut, en revanche, s'appréhender par un détour historique au temps béni de l'esclavage et de la colonisation. Une histoire dont ne s'embarrassent pas nos élites. Du mépris sarkozyste (cf discours de Dakar) à l’interventionnisme hollandiste, en passant par les déluges de propos sectaires sur la toile, la France prouve constamment son incapacité à décoloniser son regard sur l'homme africain. On retrouve également dans l'esprit des lois sur l'immigration pondue ces 30 dernières années, et dans l'attitude des gouvernements face aux crises migratoires, cette même pollution raciste.
« Dette », vous avez dit « dettes » ?
Pour franchir un pas décisif vers un rééquilibrage des échanges économiques, un tabou urticant attend sa convocation. Un tabou enfoui dans la mémoire coloniale. Celui d'un ouvrage poursuivi par un appareillage néocolonial soigneusement administré par l'Etat français au profit de ses grandes entreprises. Celui d'une dette jamais établie, jamais envisagée, malgré ses implications multiples et protéiformes. Sous couvert de «partenariats», la prédation n'a jamais cessé. Alors, par quel contresens moral les dégâts causés aux anciennes colonies échapperaient ils éternellement à la nécessité de réparations ? Il ne s'agit pas tant de chiffrer un montant astronomique d'indemnités que de mesurer, dans ses multiples dimensions économiques, politiques, sociales, culturelles et psychologiques les conséquences de plusieurs siècles de domination tyrannique. Cette reconnaissance ouvrirait une nouvelle ère politique et la perspective d'une véritable stratégie de co-développement économique.
A défaut d'anticipation et de coordination internationale, les peuples se répartiront anarchiquement, suivant leurs urgences vitales, dans des installations provisoires, en proie à la violence et à la maladie.
Force est de constater que derrière la fable des frontières se perpétue donc une hégémonie pluriséculaire où les réfugiés ne sont pas forcément ceux qu'on croit. Les occidentaux se réfugient derrière des règles dont ils sont les principaux instigateurs et bénéficiaires. Mais la logique économique les rattrape. Et si l'Europe veut assurer sa survie sans être obligée de se barricader pour gérer son propre appauvrissement, elle doit apprendre à raisonner en termes de coopération. Faute de régulations, la compétition tourne, en effet, à l'anéantissement d'une grande partie de l'humanité. Le grand marché s'apparente de plus en plus à un grand charnier où l'Afrique, objet de toutes les convoitises, doit, elle, ouvrir ses portes et fournir sa main d'oeuvre tout en restant inféodée aux anciens colons.
Il est à craindre que les dispositifs destinés à restreindre les possibilités de circulation de millions de naufragés ensanglantent durablement l'avenir en démultipliant les foyers de tensions qui fertilisent les extrémismes. Les solutions aux profondes mutations économiques, sociales et climatiques n'émergeront pas des logiques de ségrégations mais d'une gestion commune des ressources. Une gestion sous-tendue par la volonté de rendre justice aux damnés de l'histoire et de promouvoir une vision partagée de l'humanité.
Le réalisme de ceux qui dorment à l'abri et mangent à leur faim raillera vraisemblablement pareille approche et ne manquera évidemment pas de lui opposer pléthore de théorèmes, tous plus résistants les uns que les autres, pour assurer l'homéostasie d'un libéralisme à sens unique. Mais les « utopistes » responsables savent que le mouvement irrémissible des phénomènes migratoires nous imposera de renverser les dogmes et les privilèges. De gré ou de force.
http://blogs.mediapart.fr/blog/laurent-darty/150915/viteun-nouveau-regard-sur-les-crises-migratoires
Disons le d'emblée, tous ces fameux « discours de vérité », nouvelle marotte des populistes, suintent l'imposture et le mensonge. De fait, il faut récuser avec rigueur quelques mythes fondateurs. A commencer par la matrice, celle qui accouche de tous les autres : la frontière.
L'illusion de la frontière
La frontière, avant d'être une contrainte géographique ou un objet juridique, résulte de rapports de forces, de luttes, de guerres, cimentés par l'idéologie impérialiste.
Après avoir érigé ses frontières dans des marres de sang, l'Europe s'abrite aujourd'hui derrière ces désuètes lignes de démarcation. Suivant un fonctionnement schizophrène, nos institutions encouragent assidûment la circulation de biens matériels et d'actifs financiers mais circonscrivent fermement celle d'individus totalement démunis. Autrement dit, des hommes et des femmes subissent, au nom de la liberté, les effets désastreux d'une mondialisation débridée avec l'interdiction formelle d'y échapper.
Par la grâce des origines, les autochtones s'estiment même fondés à envoyer leurs matraques planter leurs arguments dans le crâne des récalcitrants. Si le traitement policier et militaire des problématiques migratoires ajoute la violence à l'inconséquence, il témoigne surtout d'un sentiment de supériorité déconnecté du réel. Car ces vagues ne reflueront pas. Elles sont portées par un vent d'irréversibilité qui ramènera inlassablement les téméraires esquifs sur les rives de l'espérance. Et plutôt que d'en redouter l'augure, nous devrions en saisir la puissance.
L'obsession des élections et la dérive régulière de la droite vers ses extrêmes brident les capacités de discernement des gouvernements européens et commandent des politiques à très courte vue. Bien entendu, l'infortuné immigré représenterait le plus sûr moyen de renouveler les stocks de mains d'oeuvre dociles ou de compenser le manque de dynamisme démographique. Une suspicion que des français amnésiques adresseront élégamment à l'Allemagne, feignant d'oublier une vieille tradition hexagonale. Mais les historiens pourront également nous remémorer les multiples apports de l'immigration dans des domaines aussi variés que le sport, la culture ou l'éducation.
Nous choisissons ici de nous arrêter sur la force des bouleversements en cours, prélude d'un nouvel ordre mondial. La pression migratoire nous force à réorienter notre réflexion vers des questions fondamentales de répartition. A la répartition des réfugiés, irréductibles à du bétail malgré les fantasmes du grand patronat, nous devrions néanmoins préférer une répartition des richesses, tant en termes de production que de redistribution.
Répartition des richesses
Organiser le « tri sélectif » des exilés pour différencier les méritants des imposteurs revient à nier une évidence: les déplacements massifs de populations correspondent toujours à des urgences vitales. Passé ce rappel préalable, il nous faut souligner les interdépendances politiques et économiques qui nous lient à ces peuples en errance. Face à un creusement exponentiel des inégalités et aux alarmantes prévisions de changements climatiques, les réponses de nos gouvernants paraissent effroyablement dérisoires. La croyance dans un système qui épuise les ressources naturelles sans pourvoir aux besoins élémentaires de millions de personnes relève plus de l'intégrisme religieux que des valeurs républicaines dont il se réclame.
En professionnels du cynisme, les dirigeants européens s'accordent sur l'accueil de "réfugiés politiques" mais se pincent le nez devant les "réfugiés économiques". Pourtant, les conflits armés se tiennent à la lisière des guerres économiques qui jettent sur les routes des peuples en quête d'avenir. Nos esprits cartésiens gagneraient à s'imprégner d'une réalité volontiers minorée par les grandes puissances : l'ultra, le neolibéralisme, quelle que soit la manière de désigner cette délirante compétition économique, constitue une guerre, larvée certes, mais impitoyable. Une guerre qui compte aussi ses réfugiés. S'ensuit immédiatement une question subsidiaire : à partir de quels seuils la souffrance devient elle intolérable aux yeux de la communauté internationale ?
Tant que les prescriptions du marché continueront à assujettir nos destinées collectives, nous verrons irrémédiablement grossir le flot des migrants, dans le sillage de grandes crises humanitaires. C'est pourquoi il paraît de plus en plus inconcevable de laisser au seul dogme de la concurrence l'organisation des rapports économiques et sociaux. Cette concurrence, largement faussée au détriment de l'Afrique, engendre l'enrichissement perpétuel des uns et l'appauvrissement ininterrompu des autres. Nous savons que ces déséquilibres reposent sur l'arbitraire et alimentent l'injustice. Une injustice assez aisément tolérée tant elle semble marquée par le sceau de la fatalité. Seulement, nous négligeons trop souvent son corollaire, l'insécurité. Il n'existe pourtant pas de monde paisible dans le grand bain des injustices.
Or le fossé économique qui isole l'Afrique procède d'une accumulation de préjudices. Si l'arrogante richesse financière et matérielle affichée par nos sociétés occidentales ne peut être contemplée comme le produit d'une intelligence supérieure, elle peut, en revanche, s'appréhender par un détour historique au temps béni de l'esclavage et de la colonisation. Une histoire dont ne s'embarrassent pas nos élites. Du mépris sarkozyste (cf discours de Dakar) à l’interventionnisme hollandiste, en passant par les déluges de propos sectaires sur la toile, la France prouve constamment son incapacité à décoloniser son regard sur l'homme africain. On retrouve également dans l'esprit des lois sur l'immigration pondue ces 30 dernières années, et dans l'attitude des gouvernements face aux crises migratoires, cette même pollution raciste.
« Dette », vous avez dit « dettes » ?
Pour franchir un pas décisif vers un rééquilibrage des échanges économiques, un tabou urticant attend sa convocation. Un tabou enfoui dans la mémoire coloniale. Celui d'un ouvrage poursuivi par un appareillage néocolonial soigneusement administré par l'Etat français au profit de ses grandes entreprises. Celui d'une dette jamais établie, jamais envisagée, malgré ses implications multiples et protéiformes. Sous couvert de «partenariats», la prédation n'a jamais cessé. Alors, par quel contresens moral les dégâts causés aux anciennes colonies échapperaient ils éternellement à la nécessité de réparations ? Il ne s'agit pas tant de chiffrer un montant astronomique d'indemnités que de mesurer, dans ses multiples dimensions économiques, politiques, sociales, culturelles et psychologiques les conséquences de plusieurs siècles de domination tyrannique. Cette reconnaissance ouvrirait une nouvelle ère politique et la perspective d'une véritable stratégie de co-développement économique.
A défaut d'anticipation et de coordination internationale, les peuples se répartiront anarchiquement, suivant leurs urgences vitales, dans des installations provisoires, en proie à la violence et à la maladie.
Force est de constater que derrière la fable des frontières se perpétue donc une hégémonie pluriséculaire où les réfugiés ne sont pas forcément ceux qu'on croit. Les occidentaux se réfugient derrière des règles dont ils sont les principaux instigateurs et bénéficiaires. Mais la logique économique les rattrape. Et si l'Europe veut assurer sa survie sans être obligée de se barricader pour gérer son propre appauvrissement, elle doit apprendre à raisonner en termes de coopération. Faute de régulations, la compétition tourne, en effet, à l'anéantissement d'une grande partie de l'humanité. Le grand marché s'apparente de plus en plus à un grand charnier où l'Afrique, objet de toutes les convoitises, doit, elle, ouvrir ses portes et fournir sa main d'oeuvre tout en restant inféodée aux anciens colons.
Il est à craindre que les dispositifs destinés à restreindre les possibilités de circulation de millions de naufragés ensanglantent durablement l'avenir en démultipliant les foyers de tensions qui fertilisent les extrémismes. Les solutions aux profondes mutations économiques, sociales et climatiques n'émergeront pas des logiques de ségrégations mais d'une gestion commune des ressources. Une gestion sous-tendue par la volonté de rendre justice aux damnés de l'histoire et de promouvoir une vision partagée de l'humanité.
Le réalisme de ceux qui dorment à l'abri et mangent à leur faim raillera vraisemblablement pareille approche et ne manquera évidemment pas de lui opposer pléthore de théorèmes, tous plus résistants les uns que les autres, pour assurer l'homéostasie d'un libéralisme à sens unique. Mais les « utopistes » responsables savent que le mouvement irrémissible des phénomènes migratoires nous imposera de renverser les dogmes et les privilèges. De gré ou de force.
http://blogs.mediapart.fr/blog/laurent-darty/150915/viteun-nouveau-regard-sur-les-crises-migratoires