«Mardi 23 juin 2014. Le patient est calme mais,
par précaution, la chambre d’isolement est préparée pour le mettre sous
contention s’il devient agressif.» Photo Jean-Robert Dantou. Agence VU. (lire aussi en fin d'article. Un collectif de psychiatres lance un appel contre cette pratique qui consiste à attacher les malades.
Psychiatrie: la dérive sécuritaire
Ce sont des mots terribles, à la hauteur des dérives qui traversent la psychiatrie. Et c’est un appel à y mettre fin. «Des pratiques d’un autre temps, d’un autre âge se déroulent
quotidiennement dans notre pays : celles de la contention physique», lâche le Dr Hervé
Bokobza, un des fondateurs du Collectif des 39, longtemps directeur
d’un établissement pour jeunes psychotiques. Cette figure du milieu
poursuit : «En France, chaque jour, on enferme, on immobilise, on
attache, on sangle des personnes malades. Ces pratiques inhumaines
avaient quasiment disparu. Or, et les contrôleurs des lieux de privation
de liberté l’ont constaté, elles sont désormais en nette augmentation
et qui plus est banalisées, comme des actes ordinaires. Dans le projet
de loi sur la santé, il est même écrit, non sans cynisme ou ignorance,
que ces actes auraient des vertus thérapeutiques.»
Inefficacité
Pour lui, et pour quelques autres, cela ne peut plus durer. C’est
pourquoi ils lancent un appel ce mercredi, lors d’un colloque au
Sénat (1). «Dire non aux sangles qui font mal, qui font hurler, qui
effraient plus que tout, c’est dire oui à un minimum de fraternité,
c’est réaffirmer qu’il est possible de faire autrement. Dire non c’est
remettre au travail une pensée affadie, devenue glacée, c’est poser un
acte de régénérescence.»
Aux yeux de ces psychiatres, il y a urgence car nous ne sommes plus seulement face à quelques dérapages isolés. «La contention est un indicateur de la bonne ou de la mauvaise santé de la psychiatrie, souligne le Dr Jean-Claude Pénochet, président du Syndicat des psychiatres des hôpitaux. Plus elle va mal, plus la contention sera utilisée.»
Et c’est le cas. Tous les acteurs notent une progression des mesures de
contention, avec les chambres d’isolement, des moyens pour attacher les
malades, certains relevant une culture du personnel soignant qui a été
modifiée.
La docteure Christiane Santos, secrétaire générale de
l’Intersyndicale de défense de la psychiatrie publique, a mené une
enquête qui a fait ressortir que la pratique de la contention est
utilisée presque partout. Et n’est même plus débattue. Le Dr Thierry Najman, qui dirige un pôle important de psychiatrie dans un hôpital de l’Ile-de-France, sort un livre, Lieu d’asile (2), qui pointe ces dérives. Et surtout, au-delà des questions éthiques, il démontre leur inefficacité et leur incohérence.
A l’hôpital d’Etampes (Essonne) par exemple, sur neuf unités d’hospitalisation, huit sont des structures fermées. Pourquoi ? «Parce que c’est plus pratique.» De même, à Gonesse, Pontoise, Argenteuil ou Eaubonne (Val-d’Oise), la plupart des services le sont aussi. «Alors
que ces décisions de privations de liberté ressortent d’une décision
médicale, cette fermeture n’est de fait justifiée que pour des raisons
dites de sécurité», écrit Thierry Najman.
Autre exemple, plus inquiétant, celui des détenus en prison
transférés à l’hôpital psychiatrique, où ils vont connaître un régime
hors de toute légalité : «Or ils ne sont plus prisonniers, ils sont
patients. Ils sont pourtant mis en chambre d’isolement pendant toute la
durée de leur hospitalisation. Et ils sont attachés.» Il cite l’un d’entre eux, contenu depuis des semaines. «Il se comparait à un corps dans un cercueil»,raconte le Dr Najman.
Violence
Même si la loi l’exige, il n’y a bien souvent aucune prescription médicale, ni pour la contention ni pour l’isolement. Le Dr Najman parle «de grande régression» et dénonce des «raisons invoquées […] tronquées». En effet, on justifie les services fermés par la crainte des fugues alors qu’il n’y en a pas plus dans les services ouverts :«Les
notions de précaution et de sécurité pèsent de plus en plus dans
l’organisation du système sanitaire, en violation de la dimension
clinique qui insiste pour que les patients soient et doivent demeurer
libres.» Un rapport récent de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) tempère par ailleurs la dangerosité de ces fugues : «Dans
la grande majorité des cas, les malades fuguent à pied, en plein jour,
par le portail central de l’établissement et, dans la quasi-totalité des
cas, le retour est rapide et les fugues sans conséquence.» «Le principal risque est de toujours vouloir se protéger»,note le Dr Najman qui montre dans son ouvrage combien les services fermés et la contention engendrent de la tension et de la violence. «La liberté de circuler est bafouée alors que c’est un droit, y compris pour les patients hospitalisés sans consentement», déclarait encore le contrôleur général des lieux de privation de liberté.
On en est là : des pratiques illégales et leur banalisation encore plus déroutante. Le Dr Bokobza lance, comme un défi : «C’est
notre responsabilité de soignants, c’est celle de tout citoyen éclairé
de s’opposer fermement à ces actes de contention qui déshumanisent les
malades mentaux… Qui d’entre nous supporterait de voir son enfant ou son
parent proche, ou un ami, en grande souffrance psychique, attaché,
ligoté, sanglé, isolé ? Qui accepterait de s’entendre dire que c’est
pour le bien de cette personne chère, alors qu’il est possible d’agir
autrement ?» Et il déclarera, ce mercredi au colloque : «Mesdames,
messieurs les sénateurs, nous sommes là. Ne pas céder à cette peur nous
revient, vous revient à vous, les élus du peuple. Il nous revient
d’affirmer haut et fort qu’une psychiatrie sécuritaire va à l’encontre
des intérêts des patients et de la société dans son ensemble. Nous
sommes persuadés que dire non à la contention, que proscrire cet acte
redonnera confiance et dignité à tous les acteurs du système de soins et
permettra que la citoyenneté retrouve sa raison d’être.»
Sera-t-il entendu ? Aujourd’hui, cette question tétanise tout le milieu de la psychiatrie.
(1) Colloque «39 alerte», organisé par le Collectif
des 39 en collaboration avec l’association Humapsy et le collectif Le
fil conducteur, sous le parrainage de la sénatrice (EE-LV) Aline
Archimbaud. Rens. : www.collectifpsychiatrie.fr
(2) Lieu d’asile, manifeste pour une autre psychiatrie,de Thierry Najman, éd. Odile Jacob. Postface de Pierre Joxe.
Photo : Jean-Robert Dantou interroge les limites
de la représentation photographique dans le champ de la psychiatrie,
ainsi que nos propres représentations de la folie. Fruit d’une recherche
de plusieurs années en collaboration avec une équipe de recherche
interdisciplinaire coordonnée par Florence Weber, directrice du
département de l’Ecole normale supérieure, le photographe de l’agence Vu
publiera une trilogie à l’automne, Les murs ne parlent pas, aux
éditions Kehrer.