La médecine fait des progrès, sauf pour les dérèglements graves de
la psyché. C’est le constat d’Andrew Scull dans son histoire culturelle
de la folie.
Il y avait une idée, au moins une, sur laquelle on croyait pouvoir
s’accorder: celle selon laquelle le progrès médical a rallongé notre
espérance de vie en bonne santé. Sauf qu’apparemment, ce n’est pas vrai:
pas pour tout le monde. Les personnes souffrant de troubles psychiques
graves vivent 10 à 25 ans moins longtemps que le reste d’entre nous.
Apparemment, cette situation s’aggrave à un rythme accéléré. «Sur ce
plan, nous semblons être en train de régresser», note Andrew Scull.
Plus de 2500 ans d’histoire, donc, et pas de happy end. Une conclusion troublante, plutôt: nous n’en savons pas beaucoup plus qu’un ancien Grec ou qu’un Israélite des temps bibliques, ni sur les causes (l’étiologie, comme on dit), ni même sur la thérapie. «Je ne veux pas suggérer qu’il n’y a eu aucun progrès, mais c’est extrêmement limité», avance l’auteur au téléphone.
Survol express. Pour les Hébreux, la folie est une punition divine: elle frappe ceux qui ont offensé Yahvé. Pour les Grecs aussi, la maladie mentale a une origine surnaturelle – à moins qu’elle ne soit due aux déséquilibres entre les fluides du corps, ou aux errances de l’utérus dans les entrailles, qui cause ce qu’on appellera «hystérie». Pour la chrétienté médiévale, la folie punit un péché. Puis, à partir du XIe siècle, l’Occident redécouvre le savoir des anciens Grecs grâce aux Arabes, qui l’ont conservé, et s’ouvre à une compréhension du trouble psychique comme un symptôme qu’on peut soigner. C’est en suivant le modèle musulman que l’Europe entreprend alors de placer quelques-uns de ses fous dans les premiers hôpitaux. Pendant ce temps, les savants et le peuple s’accordent pour dire que certaines folies relèvent de la possession diabolique, alors que d’autres ont leur cause dans le corps: l’éclectisme règne.
L’hospitalisation publique des «aliénés» reste très minoritaire jusqu’au XIXe siècle (Michel Foucault se trompait, signale Andrew Scull, en situant le «grand renfermement» deux siècles plus tôt). Placer les malades mentaux dans des hôpitaux et tenter un «traitement moral» de la folie constitue alors une approche utopique, relève l’auteur. Avant cela, dans les asiles privés où fleurissait un vrai «business de la folie», on affichait de croire aux vertus curatives de la peur: des machines volontairement terrifiantes – le «temple chinois» pour amener sa victime au bord de la noyade, la cage mobile qui la soumettait à un mouvement en vrille – visaient à ramener les aliénés à la raison à coups d’effroi. L’élan utopique de l’ère des asiles ne balaiera pas ces cruautés. Pendant la Première Guerre mondiale, on traite à coups de décharges électriques buccales ou génitales les soldats rendus muets ou paralysés par le traumatisme dans les tranchées. A la même époque, dans le New Jersey, le dénommé Henry Cotton arrache dents et viscères, convaincu que la folie est une affaire d’infections cachées.
Avance accélérée: l’époque contemporaine démarre sur un malentendu. Un phénomène encore mal compris aboutit à peupler les villes occidentales de ces figures à la fois inquiétantes et familières qu’Andrew Scull appelle «psychotiques de trottoir». Deux mouvements se superposent, en fait, à partir du milieu du XXe siècle: l’un voit émerger la prise en charge médicamenteuse de la maladie mentale, l’autre voit les asiles se vider de leurs fous. On en déduit un peu vite que le premier phénomène explique le second. Faux, proteste l’auteur: la «désinstitutionnalisation» des patients commence avant l’émergence du paradigme pharmaceutique.
«Lorsque l’histoire de la psychiatrie a commencé à devenir un champ d’étude important, à la fin des années 60, on évoquait dans des termes extrêmement négatifs les asiles de fous de l’époque victorienne. Et il y avait de quoi. Mais ces asiles fournissaient au moins un toit, de la nourriture, quelques tentatives de prise en charge», explique le chercheur au bout du fil. Et ensuite? «Aujourd’hui, en vous promenant dans n’importe quelle grande ville nord-américaine, vous côtoyez des malades mentaux sans abri au bord des routes. D’autres, que vous ne voyez pas, sont confinés en nombre dans les prisons: la plus grande concentration de patients psychiatriques du pays est la prison du comté de Los Angeles.» Ce phénomène n’est pas limité aux Etats-Unis: la France et le Royaume-Uni, par exemple, ont des chiffres semblables. «La désinstitutionnalisation a largement été motivée par la volonté d’éliminer les dépenses liées au maintien des asiles. Ce que nous avons mis sur pied pour remplacer ceux-ci, c’est rien du tout, essentiellement.»
Comme dans les époques précédentes, la maladie mentale est appréhendée aujourd’hui suivant un paradigme dual. Approche psychologique, approche biologique. «La seconde a été portée par le développement de la psychopharmacologie – mais pas seulement. A l’époque où la psychoanalyse était dominante, il y a 40 ou 50 ans, on avait tendance à impliquer et à blâmer les parents pour les dégâts psychiques sur leur progéniture. Vraie ou pas, c’était une faute lourde à porter. On comprend donc pourquoi les familles des patients ont opté pour un paradigme selon lequel il s’agissait, au contraire, d’un désordre du cerveau auquel ils n’avaient nullement contribué, si ce n’est de manière incontrôlable à travers la génétique.» Aujourd’hui, la distinction rigide entre l’inné et l’acquis s’effrite. Le cerveau est social et plastique, sa biologie est façonnée par l’expérience et par l’interaction. Cela suscite de nouveaux espoirs de compréhension. Cela explique aussi, sans doute, pourquoi on l’a tellement peu compris jusqu’ici. La psyché, un système où chaque effet affecte ses propres causes: forcément, c’est compliqué.
* Madness in Civilization: A Cultural History of Insanity, from the Bible to Freud, from the Madhouse to Modern Medicine, par Andrew Scull (Princeton University Press
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Nous remercions Geneviève Claverie pour cette documentation.