Ce vent qui assèche et démolit tout répond au sigle banal de RGPP(1), autrement dit politique d’austérité qui vise la fonction publique.
Interpellant notre médecin chef et le
directeur de l’hôpital à propos d’un récent changement dans notre
service qui accueille des enfants de 5 à 13 ans, nous, soignants en
psychiatrie, avons vite compris que nous parlions aux murs. La direction
de l’hôpital venait en effet de nous interdire de faire les repas nous
même avec la maîtresse de maison, nous privant d‘un support
thérapeutique important et de la continuité d‘une activité puisque nous
cuisinions les produits cultivés dans le potager avec les enfants. Dans
cet espace autour de la cuisine se jouaient des histoires riches avec
ces enfants tellement malmenés par la vie.
Evacué, vidé de son sens notre projet de
soin ! Au nom de quoi ? De la sacrosainte « mise en conformité » du
service et de l’omniprésente « gestion du risque ». Pan ! Mis au pas
les marginaux, le village gaulois.
La suite on la connaît : ce sera un
retour en intra-muros pour nous. Finie la campagne éloignée de l’hôpital
et le travail avec l’école du village, le théâtre, la bibliothèque ou
les associations sportives du coin. La qualité a un coût. Nous allons
devenir un service d’accueil crise des 5-13 ans chargé de désengorger
l’hôpital général avec des prises en charge courtes à visée
d’observation ou de mise en place de traitements médicamenteux.
Autrement dit de « l’urgence » et du « chiffre ».
Décidément dans un fonctionnement complètement autiste, deux discours ne se rencontrent plus. Nous parlons « soin », mot qui tend à devenir subversif à l’hôpital, quand en face on parle une drôle de langue faite de sigles d’une banalité redoutable et qui cache des intentions assez peu avouables mais très claires : SROS(2), RIM P(3), MEAH(4)… Comme l’explique la philosophe Barbara Cassin(5), il y a à travers cette siglite aiguë une perte de sens. Cela permet de ne pas s’interroger sur ce qu’on fait, on met des croix dans des cases qui mesurent des choses, on évite soigneusement d’en mesurer d’autres. Ainsi du cadre de proximité jusqu’au directeur, la réponse souvent gênée, est toute trouvée « ce n’est pas moi, je ne fais qu’appliquer les directives ».
Pour résumer, il y a en ce moment à l’hôpital « ce n’est pas moi » qui mesure « il ne sait quoi »
sans se poser de questions. Personne n‘a d‘interlocuteur, tout le
monde, syndicats compris, regarde passer le rouleau compresseur des
réformes avec un sentiment de totale impuissance.
Si ce n’est pas vous c’est donc qui ?
Quelques hauts fonctionnaires et des consultants issus du privé tous
grassement payés sur l’argent public. Leur domaine ? Le New public management,
comprendre la gestion des services publics à la manière d’une
entreprise. Avec la nouvelle organisation sanitaire, le modèle de
l’hôpital général s’est imposé en psychiatrie insidieusement d‘autant
qu‘en 1992, le diplôme spécifique d‘infirmier en psychiatrie a disparu,
fondu dans le diplôme d’infirmier général.
La psychiatrie dépossédée de sa culture,
s’est mise à singer l’hôpital général avec des demandes relayées
verticalement par des cadres dociles. Les groupes de travail inadaptés
fleurissent à la suite des audits, les « experts » ne se souciant guère
de comprendre la spécificité de la psychiatrie.
Un groupe de travail sur la douleur ? On
demande aux infirmiers d’accueillir chaque adolescent arrivant dans le
service de psychiatrie avec une réglette évaluant la douleur sur une
échelle de 1 à 10 comme en soins généraux. Sortant de réanimation après
une tentative de suicide, délirant après avoir abusé de substances ou
les bras tailladés, toutes les misères du monde doivent se mesurer sur
la réglette de 1 à 10, toutes les histoires de vie passer par ce prisme
là.
Un groupe de travail sur l‘hygiène ? On
compte les cartons de solution hydro-alcoolique passés dans l’année à
l’hôpital ! Un groupe de travail sur l’éthique ? Une plaquette BIEN TRAITANCE
est affichée sous verre dans chaque service de l’hôpital. Ceci à
l’heure où l’on apprend aux élèves infirmiers à poser des entraves aux
patients et à rentrer dans les chambres d’isolement avec un matelas
comme bouclier plutôt qu’à contenir par la parole ! Notre savoir
spécifique se tricote dans les interstices d’une vie partagée avec les
patients au quotidien. Vivant et inventif, il s’est construit sur des
années de pratique avec beaucoup de modestie, nourri d’échanges entre
nous, de coups de gueule et de ratages. Ce savoir précieux et singulier
où l’outil essentiel est la parole, est actuellement ringardisé,
discrédité face au savoir protocolaire qui s’impose, s’appliquant
indifféremment à tous.
Les soignants résistant aux assauts de «
la modernité » sont raillés, traités de « chroniques incapables de
changer leurs pratiques ».
Cette violence et cette perte de sens génère une grande souffrance dans les équipes et chez les patients.
Les économies réalisées semblent très
modestes, par contre, les dégâts dans les prises en charge sont
considérables. Au-delà de l’austérité se profile une idéologie
inquiétante : une pensée formatée, mortifère, l’hôpital psychiatrique
étant d’abord pour les patients les plus fragiles, ne l’oublions pas, un
lieu de vie.
Florence Bilella
(1) Révision générale des politiques publiques sous Sarkozy remplacée
par la Modernisation de l’Action Publique sous Hollande.
(2) Schéma régional d’organisation sanitaire.
(3) Recueil d’informations médicalisées en psychiatrie.
(4) Mission Nationale d’Expertise et d’Audit Hospitalier.
(5) Le Magazine de la Rédaction du 03/10/2014, « l’austérité en marche », France Culture.
Sources :WWW.LEPOING.NET