Le
jeu de la création et de l'analyse [1]
Il
me faut donc maintenant définir le cadre praxique que j’ai construit, qui a
constitué mon armature théorique dans la mise en place des Ateliers
thérapeutiques d'Expression que j’ai animé dans le premier hôpital de jour de
la région Aquitaine, puis à l’hôpital psychiatrique Charles Perrens de Bordeaux
dans le service du Docteur BLANC entre 1972 et 1982. Ce cadre est aujourd’hui identifiable comme un des modèles du travail analytique/thérapeutique,
alternatif aux modèles nourris de la pensée fondatrice freudienne et de ses
dérivés. J’ai nommé ce cadre tantôt “EXPRESSION CRÉATRICE ANALYTIQUE”©,
tantôt “ART CRU”
selon le contexte de mes interventions : Ateliers thérapeutiques, formation,
développement personnel.
Dans
ma pratique analytique, j'ai placé au centre de la dynamique métamorphique le jeu de création. La dynamique métamorphique, c'est ce travail de passage d'un être potentiel en devenir à un être actuel, inscrit dans la réalité, quels
que soient les accidents affectifs auxquels a été exposée sa personne.
La
métamorphe est le processus de transformation, d'actualisation des
potentialités humaines, essentiellement de notre potentiel de santé affective
et des capacités de résilience inscrites dans notre dot individuelle
biologique, affective, psychique et sociale.
Les
pensées que je soutiens ici sont l'aboutissement de quarante cinq années
d'engagement soutenu, en premier temps dans l’enceinte psychiatrique dont j’ai
fait fructifier les dividendes extraordinaires, puis dans les champs de la
formation de praticiens d'Ateliers
d'Expression Créatrice Analytiques ©, et dans celui de l'analyse
individuelle de personnes en grande souffrance affective. Dans cet itinéraire,
j'ai progressivement expérimenté, compris, élaboré et soutenu dans mon action
professionnelle, cette idée majeure selon laquelle l'expérience créatrice est
l'épicentre tectonique du travail de la constitution de l'être-sujet. Et
que ce mode d’expérience n’a absolument rien à voir avec l’art.
Épicentre
tectonique, cela signifie concrètement pour moi le centre de fermentation des matières affectives qui gouvernent inéluctablement notre histoire
singulière, et leur élaboration en une palette de représentations assimilables par la
perception dans le jeu de la création.
L'expérience créatrice est la modalité fondamentale de l'action par
laquelle l'être humain peut se construire et
se signifier en tant qu'humain. Il ne peut se
construire comme sujet, c'est à dire comme auteur de ses
actes (comme sujet du verbe), comme fondateur de son humanité, que dans cette
modalité de l’expérience. Ceci est
essentiellement vrai pour les utilisateurs des soins en psychiatrie, mais
d’abord pour toute personne en grande souffrance affective.
Le "devenir sujet" est le travail singulier qui nous incombe en tant qu'être
humain. C'est à dire en
tant qu'auteur désirant/consentant du travail d'actualisation de nos
potentialités. Cela suppose de la part de la personne de résoudre de manière frontale, un certain nombre de souffrances affectives invalidantes de notre
humanité.
L’expression Art CRU désigne un cadre expérientiel/analytique institué pour le
déclenchement et le développement de l'expérience créatrice en tant qu'elle est
de manière fondamentale le lieu d'être où se constitue le sujet. Art CRU comme expérience à proprement parler æsthétique,
c’est à dire profondément ouverte
engagée dans et par la pensée sensible.
Si
Art CRU est un cadre construit, sa structure n’est pas pour autant figée en une
institution cernée par des règles intangibles. Il s’agit bien d’un cadre,
certes, mais d’un cadre à structure flexible (pour
reprendre et honorer l’expression du Professeur Max PAGÈS, mon passeur dans le
travail analytique), dont le jeu harmonique d’élaboration se poursuit tout au
long de l’expérience créatrice elle même.
L’institution elle-même est un fruitlieu de création. L’Expérience en est le mode opérant, son
lieu d’être.
J’utilise explicitement
le terme expérience dans la raisonnance
anglo-saxonne, winnicottienne, resserrée autour du terme expériencing, c’est à
dire comme processus de l’acte (acting) dans
son développement signifiant. C’est
à dire de l’acte en cours comme précipité,
comme condensation…du Désir. Le Désir étant ici ce qui du vide donne
lieu à la création d’un mouvement et d’une forme. En ce sens, je suis
foncièrement expériencialiste. Merci à
mes maîtres en pensée :
Frédérick NIETSZCHE, Carl ROGER’S, Donald WINNICOTT et Ronald LAING.
Pour
moi, donc, quatre déterminations fondamentales imprègnent et irriguent
mon expression professionnelle et personnelle : l’expérience, la création, l’analyse, la relation, quatre concepts
expérientiels qui fondent la
structure kaléidoscopique du titre que j’ai donné par ailleurs à ma réflexion :
EXPÉRIENCE
CRÉATRICE / RELATION ANALYTIQUE
EXPÉRIENCE
ANALYTIQUE / RELATION CRÉATRICE
DANS
L’INSTITUTION DE SOIN
L’Expérience
est le lieu opératoire de tout processus de transformation dynamique de la
personne. Aucune transformation significative satisfaisante de la personne ne
peut procéder d’une démarche intellectuelle (enseignement), ni de
l’identification mimétique à une école de pensée (même et peut être surtout
lorsqu'elle est métapsychologique),
ni d’une idéologie des apprentissages comportementaux et du renforcement
conditionnel. Encore moins du traitement des symptômes produits par la
souffrance affective au moyen des molécules psycholeptiques ou des prescriptions
arthopédiques.
L'analyse
:
Le
marqueur instituant de ce cadre expérientiel est donné par le terme "analytique".
L’expérience analytique est la "matière" et la finalité de toute
rencontre professionnelle entre l'analyste et la personne en demande de résolution de ses souffrances affectives
invalidantes.
J'ai
choisi une fois pour toutes d'inscrire le terme "analyse" dans la filière étymologique.
Le
mot analyse
renvoie au mot grec analuein qui veut littéralement dire résoudre. Cela décentre de façon significative l'induction
freudienne qui circonscrit le travail analytique à celui de la mobilisation
anamnétique par le procédé des associations psychiques. Et en vieux français, résoudre est porteur du mot souldre qui signifie : payer le
solde. Pour ce qui nous concerne, en lacanien simplifié : traiter le contentieux que nous entretenons
avec les figures affectives originaires, avec les imagos.
La dimension créatrice de
la relation analytique - et la dimension créatrice dans l'expérience analytique - sont la condition nécessaire et
suffisante d’actualisation du travail métamorphique. La dimension Créatrice s’oppose
radicalement ici à la dimension instrumentale qui gouverne largement le discours institutionnel de la psychiatrie (Tosquelles, Oury, Gentis…au secours!) et dans une certaine
mesure, celui de la psychanalyse.
Le
cadre inaugural de
l’Atelier
d’Expression
Créatrice Analytique
Cinq règles basiques définissent le mode de structuration de
l’expérience de l’Atelier d’Expression Créatrice Analytique par le praticien :
1°) L’ énonciation
inaugurale de l’invitation à centrer
l’expérience créatrice sur la formulation
(sur la mise-en-forme) de ce qu’
éprouve, ressent, conçoit (manuellement et imaginairement) le sujet dans la situation singulière de l’atelier, en prise sur ce qui
surgit de ses sentiments, de ses émotions, des évocations imaginaires liées à
son histoire propre, des résurgences mnésiques ; et sur ce qui émerge à partir
des communications engagées avec les autres participants de l’atelier et avec
l’animateur.
2°) L’absence totale de direction de la production du sujet, et l’abstinence de toute intervention à visée
d’enseignement technique, de toute suggestion thématique, de toute correction
formelle, d’injonction émotionnelle, d’évaluation esthétique ou morale.
C’est dans l’affrontement direct, non médiat, de la matière que
le sujet va se mesurer à ses lois intrinsèques, aux problèmes prétendus techniques surgissant de sa
manipulation, et aux réticences à l’évocation de certaines formes
particulièrement impliquantes pour lui. Lorsque j’interviens pour étayer le
travail d’un participant, sous certaines conditions que j’évoque longuement
dans mes récits, c’est toujours dans un processus de communication qui se joue
à un autre plan que celui de l’aide technique, qui est celui de la relation
intertransférentielle.
3°) L’abstinence
d’interprétations des contenus latents des productions. Ce qui n’exclut pas
de ma part certaines interventions verbales (parfois plastiques) apportées dans
le cours du travail de création, lorsque, d’une façon ou d’une autre, sollicité
par la personne, il m’arrive de faire description purement narrative d’éléments
posturaux ou émotionnels évoqués dans/par
l’objet, énonciations qui fonctionnent à la manière de la reformulation
rogerienne, comme surlignage empathique…
des sortes de ponctuations telles que : “Il
semble qu’il est très en colère” à propos d’un petit personnage dont le
visage est crispé, les poings serrés... ou bien, à propos d’un couple tendrement
enlacé : “Il semble que ces deux-là
s’aiment beaucoup”, interventions qui ouvrent la plupart du temps à un
court dialogue autour de, ou en prise sur l’objet.
4°) La possible mise à
disposition des personnes et du groupe, dans certaines situations intertransférentielles, de mon propre
champ associatif traduit dans le langage de création qui est
institué dans l’atelier. Le lecteur trouvera nombre d’illustrations de
cette position dans les aventures
æsthétiques que je relate dans mon livre : "Argile vivante".
5°) L’ouverture, enfin,
d’un espace analytique destiné à
permettre aux participants d’explorer les incidences de l’expérience vécue de
leur engagement dans le travail de création. Clarification des éprouvés
actuels, des résonances émotionnelles, des retentissements psychiques...Il
s’agit là d’une modalité d’analyse processuelle
plutôt que de décryptage interprétatif des productions, sauf lorsque la
personne s’engage spontanément elle-même dans cette aire d’exploration de son
implication.
Par
“analyse processuelle”, j’entends une
certaine façon de nommer ce-qui-est-là, une façon de description littérale,
dans le langage des zones érogènes du
corps (pour reprendre les termes de
Françoise Dolto) tel qu’énoncé par le sujet ; de rendre compte de l’itinéraire
associatif formellement inscrit dans
l’objet et des composants affectifs, émotionnels et psychiques lisibles “ à vue “, qui ont présidé
(déterminé et accompagné) l’élaboration de l’œuvre.
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C’est la mise en synergie de ces cinq dispositions qui définit
pour moi l’attribution d’une garantie minimale d’authenticité vis-à-vis du
vocable expression utilisé dans ce mode d’expérience centré sur les
médiations créatrices quelle qu’en soit la visée : éducative,
artistique/culturelle, thérapeutique ou de formation professionnelle à la
fonction d’animateur/analyste. De plus, l’utilisation du terme expression,
dans tout autre orientation de l’action où l’animateur se pose, d’une façon ou
d’une autre, en directeur de la formulation subjective doit être refusée sans
ambiguïté.
L’application de ces dispositions qui requièrent une réelle
ascèse de la part de l’animateur / analyste, engage très rapidement les
participants dans un champ de projections trans-férentielles à de nombreux niveaux, dont les
productions constituent les formulations et les traces.
Ainsi
se trouve résumée l'essentiel du cadre de mon expérience professionnelle de
d’analyste (thérapeute ou formateur) et de l'élaboration théorique qui en
soutient le développement. La conviction qui m'anime s'est formée au point de
rencontre de mon métier d’analyste et de thérapeute, dans ma pratique
quotidienne de la formation, dans celle du travail analytique individuel avec
des personnes en grande souffrance affective que j'ai accompagnées, et de la
rencontre intellectuelle de marqueurs
idéographiques puissants que j’ai déjà cités : Carl ROGER'S et son passeur
français Max PAGÈS, Arno STERN, WINNICOTT, Harold
SEARLES, Mélanie KLEIN, Daniel STERN,
l'Antipsychiatrie, l'Analyse Institutionnelle, le Théâtre du Corps et
les recherches électro-acoustiques d'avant garde des années 70, le théâtre
BUTO, l’ Expressionisme, DUBUFFET et
l’Art BRUT.
@
Le lecteur comprendras ce que peut signifier ce niveau d’exigence dans le cadre de
la formation de personnes qui recherchent une formation centrée sur
l’expérience créatrice comme lieu de transformation dynamique de la personne. Et que tout ce qui ne se pose pas comme une
solide formation à l’accompagnement émotionnel,
à l’écoute analytique active non-directive relève des thérapies
comportementale inspirées du Dr PAVLOV.
Cette
exigence basique porte essentiellement sur l’expérience créatrice comme Parole
(non verbale). Sur la conduite non-directive d’un espace/temps régulier
consacré à l’élaboration de l’expérience vécue dans un temps de parole
(verbale). Sur l’accompagnement latéral des manifestations affectives et
émotionnelles qui en sont le dividende.
Je
voudrais dire pour terminer ma réflexion que
l’expérience créatrice n’est pas une médiation (médiation
expressive, médiation créatrice etc…) mais le point focal du travail de
transformation dynamique du sujet (ce que je nomme le travail métamorphique). Expérience créatrice et changement tonique sont un unique et même
processus.
Ce
qui est opérant, ce qui produit la transformation créatrice, c’est le processus
de la Parole dans le jeu de la création. L’expérience créatrice est
fondamentalement Parole.
C’est
le processus de la création et le travail de la parole qui constituent le
centre de l’expérience créatrice aussi bien que de l’expérience analytique.
C’est très simple !
Il
n’est pas concevable qu’un cadre institué comme thérapeutique ne soit pas
constitué comme analytique, c’est à
dire donnant lieu à un travail de co-élaboration entre le thérapeute/analyste
et le sujet acteur de la Parole ? Tout ce qui se donne comme procédé créatif, toute manipulation de
l’imaginaire par le biais de propositions mimétiques, (thèmes, procédés
techniques, interventions correctives, suggestions) tout ce qui s’interpose à
la spontanéité réelle de la personne, constitue une entrave ou une perversion
de la pulsion métamorphique.
@
Le
lecteur pourra consulter la charte des Ateliers d’Art CRU sur Internet :
Charte Art Cru
Guy Lafargue
Octobre
2014
guy.lafargue@art-cru.com
art-cru.com
Je remercie Guy Lafargue pour sa contribution à l'Association de Recherche en Art et Thérapie.
[1]
Cette partie de mon exposé est extraite du livre publié par le collège des
psychologues cliniciens de l’Hôpital psychiatrique Charles Perrens de Bordeaux
: “DU NOUVEAU DANS LA PSYCHO” : Édition Champ social, article intitulé :
EXPÉRIENCE
CRÉATRICE / RELATION ANALYTIQUE
EXPÉRIENCE
ANALYTIQUE / RELATION CRÉATRICE
DANS
L’INSTITUTION DE SOIN