jeudi 6 novembre 2014

L’EXPÉRIENCE CRÉATRICE DANS LE SOIN ANALYTIQUE par Guy LAFARGUE

Le jeu de la création et de l'analyse [1]

Il me faut donc maintenant définir le cadre praxique que j’ai construit, qui a constitué mon armature théorique dans la mise en place des Ateliers thérapeutiques d'Expression que j’ai animé dans le premier hôpital de jour de la région Aquitaine, puis à l’hôpital psychiatrique Charles Perrens de Bordeaux dans le service du Docteur BLANC entre 1972 et 1982. Ce cadre est aujourd’hui identifiable comme un des modèles du travail analytique/thérapeutique, alternatif aux modèles nourris de la pensée fondatrice freudienne et de ses dérivés. J’ai nommé ce cadre tantôt “EXPRESSION CRÉATRICE ANALYTIQUE”©, tantôt “ART CRU” selon le contexte de mes interventions : Ateliers thérapeutiques, formation, développement personnel.

Dans ma pratique analytique, j'ai placé au centre de la dynamique métamorphique le jeu de création. La dynamique métamorphique, c'est ce travail de passage d'un être potentiel en devenir à un être actuel, inscrit dans la réalité, quels que soient les accidents affectifs auxquels a été exposée sa personne.

La métamorphe est le processus de transformation, d'actualisation des potentialités humaines, essentiellement de notre potentiel de santé affective et des capacités de résilience inscrites dans notre dot individuelle biologique, affective, psychique et sociale.

Les pensées que je soutiens ici sont l'aboutissement de quarante cinq années d'engagement soutenu, en premier temps dans l’enceinte psychiatrique dont j’ai fait fructifier les dividendes extraordinaires, puis dans les champs de la formation de praticiens d'Ateliers d'Expression Créatrice Analytiques ©, et dans celui de l'analyse individuelle de personnes en grande souffrance affective. Dans cet itinéraire, j'ai progressivement expérimenté, compris, élaboré et soutenu dans mon action professionnelle, cette idée majeure selon laquelle l'expérience créatrice est l'épicentre tectonique du travail de la constitution de l'être-sujet. Et que ce mode d’expérience n’a absolument rien à voir avec l’art.

Épicentre tectonique, cela signifie concrètement pour moi le centre de fermentation des matières affectives qui gouvernent inéluctablement notre histoire singulière, et leur élaboration en une palette de  représentations assimilables par la perception dans le jeu de la création.

L'expérience créatrice est la modalité fondamentale de l'action par laquelle l'être humain peut se construire et se signifier en tant qu'humain. Il ne peut se construire comme sujet, c'est à dire comme auteur de ses actes (comme sujet du verbe), comme fondateur de son humanité, que dans cette modalité de l’expérience. Ceci est essentiellement vrai pour les utilisateurs des soins en psychiatrie, mais d’abord pour toute personne en grande souffrance affective.

Le "devenir sujet" est le travail singulier qui nous incombe en tant qu'être humain. C'est à dire en tant qu'auteur désirant/consentant du travail d'actualisation de nos potentialités. Cela suppose de la part de la personne de résoudre de manière frontale, un certain nombre de souffrances affectives invalidantes de notre humanité.

                            L’Art CRU comme cadre institué

L’expression Art CRU désigne un cadre expérientiel/analytique institué pour le déclenchement et le développement de l'expérience créatrice en tant qu'elle est de manière fondamentale le lieu d'être où se constitue le sujet. Art CRU comme expérience à proprement parler æsthétique, c’est à dire profondément  ouverte engagée dans et par la pensée sensible.

Si Art CRU est un cadre construit, sa structure n’est pas pour autant figée en une institution cernée par des règles intangibles. Il s’agit bien d’un cadre, certes, mais d’un cadre à structure flexible (pour reprendre et honorer l’expression du Professeur Max PAGÈS, mon passeur dans le travail analytique), dont le jeu harmonique d’élaboration se poursuit tout au long de l’expérience créatrice elle même. L’institution elle-même est un fruitlieu de création. L’Expérience en est le mode opérant, son lieu d’être.
J’utilise explicitement le terme expérience dans la raisonnance anglo-saxonne, winnicottienne, resserrée autour du terme expériencing, c’est à dire comme processus de l’acte (acting) dans son développement signifiant. C’est à dire de l’acte en cours comme précipité, comme condensation…du Désir. Le Désir étant ici ce qui du vide donne lieu à la création d’un mouvement et d’une forme. En ce sens, je suis foncièrement  expériencialiste. Merci à mes maîtres en pensée : Frédérick NIETSZCHE, Carl ROGER’S, Donald WINNICOTT et Ronald LAING.

Pour moi, donc,  quatre déterminations fondamentales imprègnent et irriguent mon expression professionnelle et personnelle : l’expérience, la création, l’analyse, la relation, quatre concepts expérientiels qui fondent la structure kaléidoscopique du titre que j’ai donné par ailleurs à ma réflexion :

EXPÉRIENCE CRÉATRICE / RELATION ANALYTIQUE
EXPÉRIENCE ANALYTIQUE / RELATION CRÉATRICE
DANS L’INSTITUTION DE SOIN

L’Expérience est le lieu opératoire de tout processus de transformation dynamique de la personne. Aucune transformation significative satisfaisante de la personne ne peut procéder d’une démarche intellectuelle (enseignement), ni de l’identification mimétique à une école de pensée (même et peut être surtout lorsqu'elle est métapsychologique), ni d’une idéologie des apprentissages comportementaux et du renforcement conditionnel. Encore moins du traitement des symptômes produits par la souffrance affective au moyen des molécules psycholeptiques ou des prescriptions arthopédiques.

L'analyse :

Le marqueur instituant de ce cadre expérientiel est donné par le terme "analytique".
L’expérience analytique est la "matière" et la finalité de toute rencontre professionnelle entre l'analyste et la personne en demande de résolution de ses souffrances affectives invalidantes.

J'ai choisi une fois pour toutes d'inscrire  le terme "analyse" dans la filière étymologique.
Le mot analyse renvoie au mot grec analuein qui veut littéralement dire résoudre. Cela  décentre de façon significative l'induction freudienne qui circonscrit le travail analytique à celui de la mobilisation anamnétique par le procédé des associations psychiques. Et en vieux français, résoudre est  porteur du mot souldre qui signifie : payer le solde. Pour ce qui nous concerne, en lacanien simplifié : traiter le contentieux que nous entretenons avec les figures affectives originaires, avec les imagos.

La dimension créatrice de la relation analytique - et la dimension créatrice dans l'expérience analytique - sont la condition nécessaire et suffisante d’actualisation du travail métamorphique. La dimension Créatrice s’oppose radicalement ici à la dimension instrumentale qui gouverne largement le discours institutionnel de la psychiatrie (Tosquelles, Oury, Gentis…au secours!) et dans une certaine mesure, celui de la psychanalyse.
         
          La relation qui s’instaure entre les deux partenaires du travail analytique constitue l’objet de la communication analytique…de toute communication analytique. Elle est à la fois produit de la relation affective entre deux subjectivités interagissants et productrice d'une matière affective singulière et de ses efflorescences psychiques. Elle constitue une scène privilégiée des mouvements émotionnels, et ce, quel que soit le contrat passé entre analyste et analysant : formation, thérapie ou éducation.

Le   cadre  inaugural   de  l’Atelier
d’Expression   Créatrice  Analytique


Cinq règles basiques définissent le mode de structuration de l’expérience de l’Atelier d’Expression Créatrice Analytique par le praticien :

1°) L’ énonciation inaugurale de l’invitation  à centrer l’expérience créatrice sur la formulation (sur la mise-en-forme) de ce qu’ éprouve, ressent, conçoit (manuellement et imaginairement) le sujet dans la situation singulière de l’atelier, en prise sur ce qui surgit de ses sentiments, de ses émotions, des évocations imaginaires liées à son histoire propre, des résurgences mnésiques ; et sur ce qui émerge à partir des communications engagées avec les autres participants de l’atelier et avec l’animateur.

2°)  L’absence totale de direction de la production du sujet, et l’abstinence de toute intervention à visée d’enseignement technique, de toute suggestion thématique, de toute correction formelle, d’injonction émotionnelle, d’évaluation esthétique ou morale.
C’est dans l’affrontement direct, non médiat, de la matière que le sujet va se mesurer à ses lois intrinsèques, aux problèmes prétendus techniques surgissant de sa manipulation, et aux réticences à l’évocation de certaines formes particulièrement impliquantes pour lui. Lorsque j’interviens pour étayer le travail d’un participant, sous certaines conditions que j’évoque longuement dans mes récits, c’est toujours dans un processus de communication qui se joue à un autre plan que celui de l’aide technique, qui est celui de la relation intertransférentielle.


3°) L’abstinence d’interprétations des contenus latents des productions. Ce qui n’exclut pas de ma part certaines interventions verbales (parfois plastiques) apportées dans le cours du travail de création, lorsque, d’une façon ou d’une autre, sollicité par la personne, il m’arrive de faire description purement narrative d’éléments posturaux ou émotionnels évoqués dans/par l’objet, énonciations qui fonctionnent à la manière de la reformulation rogerienne, comme surlignage empathique… des sortes de ponctuations telles que : “Il semble qu’il est très en colère” à propos d’un petit personnage dont le visage est crispé, les poings serrés... ou bien, à propos d’un couple tendrement enlacé : “Il semble que ces deux-là s’aiment beaucoup”, interventions qui ouvrent la plupart du temps à un court dialogue autour de, ou en prise sur l’objet.

4°) La possible mise à disposition des personnes et du groupe, dans certaines situations intertransférentielles, de mon propre champ associatif traduit dans le langage de création qui est institué dans l’atelier. Le lecteur trouvera nombre d’illustrations de cette position dans  les aventures æsthétiques que je relate dans mon livre : "Argile vivante".
              
5°) L’ouverture, enfin, d’un espace analytique destiné à permettre aux participants d’explorer les incidences de l’expérience vécue de leur engagement dans le travail de création. Clarification des éprouvés actuels, des résonances émotionnelles, des retentissements psychiques...Il s’agit là d’une modalité d’analyse processuelle plutôt que de décryptage interprétatif des productions, sauf lorsque la personne s’engage spontanément elle-même dans cette aire d’exploration de son implication.
Par “analyse processuelle”, j’entends une certaine façon de nommer ce-qui-est-là, une façon de description littérale, dans le langage des zones érogènes du corps  (pour reprendre les termes de Françoise Dolto) tel qu’énoncé par le sujet ; de rendre compte de l’itinéraire
associatif formellement inscrit dans l’objet et des composants affectifs, émotionnels et psychiques lisibles “ à vue “, qui ont présidé (déterminé et accompagné) l’élaboration de l’œuvre.

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C’est la mise en synergie de ces cinq dispositions qui définit pour moi l’attribution d’une garantie minimale d’authenticité vis-à-vis du vocable expression utilisé dans ce mode d’expérience centré sur les médiations créatrices quelle qu’en soit la visée : éducative, artistique/culturelle, thérapeutique ou de formation professionnelle à la fonction d’animateur/analyste. De plus, l’utilisation du terme expression, dans tout autre orientation de l’action où l’animateur se pose, d’une façon ou d’une autre, en directeur de la formulation subjective doit être refusée sans ambiguïté.

L’application de ces dispositions qui requièrent une réelle ascèse de la part de l’animateur / analyste, engage très rapidement les participants dans un champ de projections trans-férentielles à de nombreux niveaux, dont les productions constituent les formulations et les traces.

 Ainsi se trouve résumée l'essentiel du cadre de mon expérience professionnelle de d’analyste (thérapeute ou formateur) et de l'élaboration théorique qui en soutient le développement. La conviction qui m'anime s'est formée au point de rencontre de mon métier d’analyste et de thérapeute, dans ma pratique quotidienne de la formation, dans celle du travail analytique individuel avec des personnes en grande souffrance affective que j'ai accompagnées, et de la rencontre intellectuelle de marqueurs idéographiques puissants que j’ai déjà cités : Carl ROGER'S et son passeur français Max PAGÈS, Arno STERN, WINNICOTT, Harold SEARLES, Mélanie KLEIN, Daniel STERN, l'Antipsychiatrie, l'Analyse Institutionnelle, le Théâtre du Corps et les recherches électro-acoustiques d'avant garde des années 70, le théâtre BUTO, l’ Expressionisme,  DUBUFFET et l’Art BRUT.
         
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Le lecteur comprendras ce que peut signifier ce niveau d’exigence dans le cadre de la formation de personnes qui recherchent une formation centrée sur l’expérience créatrice comme lieu de transformation dynamique de la personne. Et que tout ce qui ne se pose pas comme une solide formation à l’accompagnement émotionnel,  à l’écoute analytique active non-directive relève des thérapies comportementale inspirées du Dr PAVLOV.

Cette exigence basique porte essentiellement sur l’expérience créatrice comme Parole (non verbale). Sur la conduite non-directive d’un espace/temps régulier consacré à l’élaboration de l’expérience vécue dans un temps de parole (verbale). Sur l’accompagnement latéral des manifestations affectives et émotionnelles qui en sont le dividende.
Je voudrais dire pour terminer ma réflexion que l’expérience créatrice n’est pas une médiation  (médiation expressive, médiation créatrice etc…) mais le point focal du travail de transformation dynamique du sujet (ce que je nomme le travail métamorphique). Expérience créatrice et changement tonique sont un unique et même processus.

Ce qui est opérant, ce qui produit la transformation créatrice, c’est le processus de la Parole dans le jeu de la création. L’expérience créatrice est fondamentalement Parole.

C’est le processus de la création et le travail de la parole qui constituent le centre de l’expérience créatrice aussi bien que de l’expérience analytique. C’est très simple !

Il n’est pas concevable qu’un cadre institué comme thérapeutique ne soit pas constitué comme analytique, c’est à dire donnant lieu à un travail de co-élaboration entre le thérapeute/analyste et le sujet acteur de la Parole ? Tout ce qui se donne comme procédé créatif, toute manipulation de l’imaginaire par le biais de propositions mimétiques, (thèmes, procédés techniques, interventions correctives, suggestions) tout ce qui s’interpose à la spontanéité réelle de la personne, constitue une entrave ou une perversion de la pulsion métamorphique.
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Le lecteur pourra consulter la charte des Ateliers d’Art CRU sur Internet :
Charte Art Cru

Guy Lafargue
Octobre 2014
guy.lafargue@art-cru.com
art-cru.com

 Je remercie Guy Lafargue pour sa contribution à l'Association de Recherche en Art et Thérapie. 


[1] Cette partie de mon exposé est extraite du livre publié par le collège des psychologues cliniciens de l’Hôpital psychiatrique Charles Perrens de Bordeaux : “DU NOUVEAU DANS LA PSYCHO” : Édition Champ social,  article intitulé :
EXPÉRIENCE CRÉATRICE / RELATION ANALYTIQUE
EXPÉRIENCE ANALYTIQUE / RELATION CRÉATRICE
DANS L’INSTITUTION DE SOIN