Béatrice
Constantin-Mora, art-thérapeute analytique en Dordogne
L’acte, tout d’abord, de s’autoriser à penser une
pensée qui n’aurait pas pu être supportable quelques temps auparavant et oser
la prolonger dans un geste qui vient inscrire une trace dans la matière. Oser
ce geste, c’est s’exposer au possible d’une trouvaille, à un non savoir
immédiat. Je pense que l’acte soignant en art-thérapie se trouve beaucoup dans
cet écart qu’il y a entre ce qu’un patient s’autorise à penser, à être et une
mise en forme concrète avec la matière, en présence d’un autre, dans un cadre
suffisamment défini pour qu’il soit fiable et digne de confiance. Pour
l’essentiel, un atelier, en tant que
« lieu d’expérimentation[5] »
qui tient lieu « d’éprouvette psychique ».
En cela, pour respecter et garantir les productions inconscientes du sujet,
je pense qu’il n’y a pas nécessité d’exposer
ces rebu(t)s, ces ratés du langage aux yeux d’un public. Le patient en
atelier d’art-thérapie n’est pas un artiste, il s’essaye avant tout à devenir
un sujet, à faire le tri dans le trop plein ou à recoller les morceaux d’un
puzzle avec sa propre vérité, son propre style, à l’abri des normes
esthétiques, normatives et autres critères de jugement. Ceci dit, ce jeu
créatif avec la matière peut se prolonger comme je le constate chez certaines
patientes, par la pratique d’une activité artistique seule ou en atelier. Et
pourquoi pas en vue d’exposer.
La démarche est ici créative au sens winnicottien, et non artistique. Un
artiste s’est suffisamment détaché de son œuvre pour pouvoir la soumettre au
regard d’un public, et à son appréciation, en vue de la vendre. L’atelier
d’art-thérapie est tout aussi indiqué pour un artiste en panne d’inspiration ou
dans un passage compliqué de sa vie.
L’art-thérapeute se laisse travailler par la relation au patient lui-même
et celle de ce dernier avec l’objet au cours du processus créatif, ici et
maintenant. Pour reprendre Winnicott[6],
il est lui aussi en situation de jeu[7], il a l’expérience de cette situation de
création à visée thérapeutique, et continue à mener une analyse de ses propres
productions inconscientes, en vue d’éviter de se laisser embarquer du côté de
la fascination que peut procurer l’objet, garder le cap de son propre désir et
garantir ainsi celui du patient. D'où l’importance des temps de supervision.
Ce triptyque
patient/thérapeute/matière ou objet a ceci de différent d’une thérapie purement
verbale que le thérapeute n’est pas le seul destinataire du transfert, qu’un
autre lieu peut en devenir le
dépositaire. Un peu comme une réactivation du stade du miroir, cet objet, de l’état transitionnel,
se transforme en objet relationnel[8].
En présence de l’art-thérapeute, ou en
co-création, c’est bien Mme A. ou Mr R. qui est en train de mettre en acte,
d’agir sur et avec sa propre matière inconsciente.
Le
sens naît dans un second temps, à partir de ce que le patient a ressenti au
cours du processus de création et des associations liées à l’expression
symbolique de l’objet crée. L’art-thérapeute l’accompagne dans ces différents
niveaux de symbolisation, qu’ils soient sensoriels, verbaux ou en résonance avec une image.
Quel que soit l’objet crée, il surgit d’un élan, d’une impulsion qui se
fait nécessité. Il ne peut que très difficilement
être rationalisé. Et si analyse, il y a, elle ne peut pas se faire avant que
le sujet n’ait réceptionné d’abord pour lui-même ce qu’il vient de produire.
Suite à la réalisation de cet objet chargé d’émotion, un temps est nécessaire
pour que le sujet réalise ce qu’il a fait et que c’est lui qui l’a fait.
En disant cela, je souhaite orienter
mon propos vers un parti pris et un souhait, qui me semblent être un engagement
envers les personnes qui s’adressent à nous dans notre société contemporaine,
c’est que l’art-thérapie et les art-thérapies concordent vers une pratique de
singularité, de re-subjectivation ayant en cela une fonction humanisante plutôt
que normalisante.
Dans cette orientation, on peut faire
des ponts, des passerelles, entre des pratiques diverses, mais qui tiennent
pour essentiel le désir du patient et celui du thérapeute, comme intention de
soin et de prendre soin.
Et pour
terminer, je pense que les divergences théoriques, voire idéologiques ne sont
pas un frein à la reconnaissance de cette profession, mais bien un terreau
fertile car elles démontrent la vivacité, la dynamique dans ce domaine. Elles
valent mieux, à mon avis, que l’uniformisation du savoir et des pratiques. On
peine parfois à s’y retrouver, mais c’est vivant, incarné, créatif.
Cependant, ces
discussions et ces débats restent peut être trop confidentiels et ne touchent
qu’une infime portion de toutes les personnes susceptibles d’être concernées
par l’art-thérapie, à commencer par les patients eux-mêmes ou des proches de
personnes en difficulté.
Oui, un diplôme
d’état permettrait une légitimité et une vraie reconnaissance auprès du public
et des institutions. Attention toutefois que cela ne privilégie pas la forme
sur le fond. On a vu à quoi l’évaluation des « bonnes » et des
« mauvaises » pratiques a abouti, notamment dans le secteur social et
médico-social.
De plus, les
secteurs « psy » qui ont pignon sur rue sont-ils prêts à se laisser
concurrencer par cette « petite » art-thérapie qui viendrait poser ses
médiations dans leur pré carré ? Le passage, en ce qui me concerne, du
salariat au libéral en tant qu’art-thérapeute analytique me permet de constater
que les débats d’idées tournent court quand il s’agit de garder sa patientèle.
Quelques psychologues et psychanalystes me démontrent heureusement le
contraire, mais la tendance serait plutôt à la porte fermée et au chapelet
d’ail.
J’arrive au terme de cet article et je
vous remercie de m’avoir lu jusqu'au bout.
« Art-Thérapie », ce mot est
certes peu facile à porter et à colporter, mais il ne doit pas être l’arbre qui
cache la forêt des praticiens, des chercheurs, des auteurs qui, quel que soit
leur orientation clinique, ouvrent une porte vers la créativité comme remède à
la perte de liens dans notre société contemporaine.
Alors, c’est peut être une influence de
la Dordogne, mais quand je vois ces traces humaines, animales ou végétales
âgées de 40 000 ans, je me dis que l’art-thérapie a de beaux jours devant
elle !
[6] « Jeu et
réalité », L’espace potentiel, Collection Connaissance de l’inconscient,
Gallimard, 1971