Chapitre 2 -suite.
La question esthétique.
Certaines approches de la Psychologie et de la Psychanalyse se sont
aventurées à "interpréter" des œuvres d'art en essayant de
comprendre ainsi une modalité symbolique qui se rattache au rêve, la fantaisie
et la vie imaginative.
De cette façon peut-être peuvent-ils
s'approcher des motivations internes de l'artiste mais ils ne peuvent pas
rendre compte de la totalité du phénomène artistique. Un signe éloquent de cela
consiste en ce que, par exemple, ils ne peuvent pas offrir des critères de
qualité artistique. C'est que par sa propre nature l'Art est irréductible et
déborde ces considérations.
De mon point de vue, introduire l'Art dans le set thérapeutique implique
inévitablement de convoquer, dans une forme assumée ou non, la dimension
esthétique inhérente. Cela implique la nécessité d'une réflexion sur les
problèmes relatifs à la fonction esthétique à travers l'histoire de l'Art, en
incluant l’Art contemporain.
La fonction esthétique remonte aux origines de l'homme : le sentiment du
sublime, la nécessité de beauté et de transcendance distingue particulièrement
la condition humaine.
Je cite Sara Paín : "depuis le
début de son histoire, l'Homme a ajouté à la fabrication des objets un excédent
non fonctionnel, lié à la forme et à la décoration. Le travail ... il était tel marqué par son
individualité et son unicité ... et voilà qu'il représente une tentative de
survivre" dans l'oeuvre (18).
A juste titre cette auteure remarque que déjà le bébé est un objet
esthétique. Le plaisir qu’il nous produit de le contempler lui fait sentir à
son tour notre admiration.
Le plaisir ou le mécontentement, le beau et le laid ce sont des notions que
la culture transmet à tous les êtres humains à travers la famille, l'éducation,
et aujourd'hui les médias. Depuis le commencement de la vie, les gestes
d'approbation ou de désapprobation, d'admiration ou de rejet qui ont été
montrés à l'enfant face à chacune de ses expériences avec son environnement,
avec ses semblables, avec son propre corps, l'imprègnent d’esthétisme et
forment son sens esthétique. Il s'agit donc d'une dimension constitutive du
sujet, d’un système de références qui oriente son évaluation du monde et de soi même et qui se rattache étroitement à
son sens éthique.
Dans le domaine de la clinique avec
l'Art, ces aspects sont déployés par le patient et nous présentent son
histoire, son environnement et son processus de subjectivation.
Le
transfert
Les mouvements transférentiels se manifestent aussi dans la dimension
expressive-artistique mise en jeu. L’on pourrait dire qu'il y a une imbrication
indissociable des processus thérapeutiques et créatifs.
Une patiente adolescente avec un lien historiquement
conflictuel avec sa mère, travaille autour de sa féminité en sculpture en
argile. Elle donne forme a des
figures humaines qui peu à peu
donnent naissance à un être féminin : en
partant des corps asexués elle commence à travailler des formes de plus en plus
arrondies jusqu'à ce que la boue acquière une claire forme de corps de femme.
Elle exprime ainsi dans les sculptures un processus analytique mais elle
déclare avec surprise que les sculptures lui "rendent" aussi des
nouveaux éléments d'analyse.
Au milieu du processus, une fois obtenue une certaine synthèse encore
précaire, elle rêve qu'elle me
cherche dans la rue sans pouvoir me trouver pour me montrer ses sculptures
faites avec de la boue que la pluie menace de diluer. Le discours expressif -
artistique se mêle avec l'onirique et
le verbal, rythmé par le mouvement
transférentiel.
La série de "femmes de
boue" finissent pour elle quand elle peut m'offrir une belle tête de femme
africaine qui dans le revers présente un trou généreux dans lequel l’on reconnaît la forme d'un utérus. Elle exprime
ainsi son propre creusement, le renoncement à la complétude, la reconnaissance
de l'espace thérapeutique comme le continent de l'affection et de la pensée.
Egalement chez le thérapeute
seront présentes les évaluations esthétiques, qui doivent être bien connues,
exhaustivement analysées et clairement assumées, du même que d’autres aspects
de sa personnalité.
Nier
ces aspects, ou ne pas prendre en considération cette dimension peut signifier
une mutilation du processus et du patient et même le risque de l'imposition non consciente des évaluations du
thérapeute. Le patient doit être soutenu dans sa recherche expressive et un objectif désirable consiste en ce qu'il puisse trouver une signification dans sa création ou
trouver dans l'Art une forme de compréhension, de soulagement.
L'effet esthétique de plaisir, soit face à ce qui se passe dans le
processus créateur comme la réussite de certaine synthèse, soit de la
contemplation ou l'écoute des œuvres d'art dans lesquelles le patient trouve
une résonance, se rattache souvent aux mouvements d'insight, d'un
agrandissement de la disponibilité de soi-même, d'une croissance mentale.
"L’émotion esthétique a souvent le pouvoir d'engendrer un fonctionnement
psychique nouveau en créant un effet de surprise ou de surprenante
étrangeté" (7), qui peuvent être décisifs dans le cours du traitement.
Jacques Derrida (1978, citée par Paín) rachète l'essence du phénomène
esthétique quand il dit : "L'évaluation mathématique de la taille n'arrive
jamais à son maximum. L'évaluation esthétique y arrive; et ce maximum subjectif
constitue la référence absolue qui éveille le sentiment du sublime : c'est le
corps qui s'érige comme unité de mesure".
Berenson, cité par Lewis Rowell dit
par rapport aux Arts Visuels : "le moment esthétique c’est cet instant
fugace ... dans lequel le spectateur se trouve dans une unité avec l'oeuvre
d'art … Tous les deux deviennent une entité unique : le temps et l'espace sont abolis et le spectateur est possédé par
une reconnaissance ... c'est un moment de vision mystique" (20).
L'expérience esthétique est une expérience de symbolisation.
Apollon
et Dionysos.
Je pense que l'Art représente en
soi-même une activité intégratrice, parce qu’elle convoque l'émotion et la
cognition, le rationnel et l’irrationnel, la forme et le contenu. Il n'est pas
possible de considérer proprement l’artistique au déploiement technique dans
soi-même s'il est vide d’émotion ou d’idée. L’on ne peut considérer l’artistique
comme l’émotivité dépourvue de forme.
"Les Grecs ont fait une claire distinction entre la matière et la
forme... Le concept général de forme était un principe activeur qui, après être
appliqué à la matière passive et indéterminée la transformait en résultat
artistique : une statue, un temple … une chanson ou une danse." (20) Sans
forme, la substance était vague, indéfinie, illimitée et par conséquent méconnaissable.
Herbert Marcuse *4 synthétisait : "Une oeuvre d'art n'est
pas authentique ou vraie ni en vertu de son contenu ni en vertu de sa
forme"pure", mais parce que le contenu est devenu forme".
Friederich Nietzche dont la pensée se rattache à celle de Freud a choisi
les termes apollinien et dionysiaque pour se référer à ce qu'il voyait
comme les deux impulsions centrales de la culture grecque dans son oeuvre
"La naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la Musique ".
Apollon symbolise tout ce qui est
ordonné, modéré, proportionné, rationnel, compréhensible et clair dans sa
structure formelle. Dionysos, dieu du vin et seigneur des orgies et du théâtre,
symbolise tout l'extatique, désorganisé, irrationnel, instinctif, émotionnel;
c'est-à-dire, tout ce qui tend à abolir l'individualité.
Nietzche expose que "l'évolution progressive de l'Art est le résultat
de l'esprit d'Apollon et de l'esprit dionysiaque, de la même manière que par la
différence des sexes la vie est perpétuée". Ces deux forces, dit-t-il,
"émanent de la même Nature" et sont conjugués par "le feu de
l'artiste humain" :
Il conclut en disant que "la
vraie nature de l'illusion apollinienne" est "de veiller sans cesse
... l'action dionysiaque", et de cette façon, "on atteint, la fin
suprême de la tragédie et de l'Art".
Les notions de "forme significative" et d’ "unité
organique" dans l'œuvre d'art, ont un large consensus dans les analyses esthétiques. Il me semble inévitable de remarquer
la relation profonde entre ces concepts et l'équilibre psychique humain.
*4 Cité par Paín (18)
Fin du chapitre 2.