Sylvia Ferraro * : Psychologue clinicienne dont la formation comprend des études de Psychanalyse, Musique, Musicologie, Danse classique, Expression Corporelle et Musicothérapie. Elle enquête sur différentes interventions en santé mentale avec des médiateurs expressifs - artistiques, préventifs et thérapeutiques, depuis 20 ans. Elle a travaillé dans un hôpital psychiatrique, dans des institutions éducatives, et dirige sa propre clinique, Espacio Ser Arte Terapia.
Elle vit et travaille à Montevideo (Uruguay).
Le point de vue que je délimiterai dans cet exposé, part de ma propre vie,
de la nécessité profonde d'articuler deux grandes passions qui constituent ma
vocation: l'Art et le travail avec des personnes qui se trouvent dans une
situation de souffrance psychique. J'ai eu la fortune de croître accompagnée
par l'Art, spécialement par la musique et par la danse et depuis plus de trente
ans, aussi par la
Psychanalyse : comme patiente, disciple et psychothérapeute.
Au point de départ de ces sources j'enquête
sur des possibilités distinctes d'articulation, en essayant d'être fidèle à la Psychanalyse et à
l'Art, dans le sens d'être ouverte d'une manière permanente à l'étonnement,
tant dans sa dimension sublime, merveilleuse, comme abyssale et en prenant
comme base la valeur de la médiation, de la transition dans le chemin vers la
symbolisation qu’offre l'Art.
Avec ces points de repère je m'approche de l’Art-thérapie 1, en
insistant particulièrement sur ce mot immense qui a comme préfixe : l'Art. Quand je dis thérapie, je parle d'une
psychothérapie, et je souligne la notion du processus qui intègre l'artistique
dans le sens de lien et de cadre.
Je ferai référence à l'usage de l'Art en contemplant les différents niveaux
possibles de l'expérience artistique, et en assumant que dans certains cas ou
moments les patients se montrent (je cite textuellement Bruscia, qui se rapporte dans ce cas à la Musique ) :
"incapables de capter les aspects les plus sophistiqués de la Musique et ils ont besoin
d'expérimenter ses éléments basiques et composants à un niveau plus
primaire" ou "ils ne sont psychologiquement préparés pour confronter
leurs problèmes au moyen d’une expérience musicale complète". (4) J'étends
cette réserve à toutes les expressions artistiques.
Dans de tels cas, il est possible de
prendre en prêt à l'Art ses différents éléments, conformément aux fins
thérapeutiques : ses matériels, ses techniques, ses procédures, l'idée de
processus créateur, l'idée de produit.
Chez l'art-thérapeute un double regard
se conjugue : outre les connaissances sur les processus psychologiques qui
servent de base à la créativité et une théorie de la structuration symbolique,
il possède une formation artistique suffisante et une position prise à l'égard
de l'Art, son histoire et sa philosophie, et la question esthétique.
En ce qui concerne la mesure et la modalité d'intégration de l'artistique
dans les processus thérapeutiques, je maintiens une amplitude considérable, en
évaluant la convenance dans chaque cas, du préventif au thérapeutique,
individuel ou de groupe, la mise en jeu du créatif ou l'utilisation d’œuvres d'Art comme
médiatrices (musique enregistrée, des tableaux, contes, y
compris des films).
En quoi l'Art se rattache-t-il à l'équilibre humain
?
C'est une forme symbolique.
La philosophe de l'Art Suzanne Langer a formulé que l'Art, comme la
parole, le rituel et la magie, est l'un des produits actifs d'une
transformation symbolique de l'expérience qui constitue une nécessité humaine
de base. La symbolisation est l'acte essentiel de l'esprit et il englobe plus que ce que nous appelons la
pensée, à laquelle il procède et rend possible.
L'importance éminente de la symbolisation est
abordée en général dans la littérature psychanalytique classique en relation au
jeu infantile. Même dans ce contexte on valorise comme but la verbalisation, la parole en tant que symbole.
Je ne cesse pas de tenir compte de
l'importance évidente du langage verbal. Il coule de source de dire que si le
mot était capable de signifier la totalité de l'expérience humaine, les Arts
Plastiques, la Musique
et la Danse ,
resteraient reléguées au second plan par rapport à la Littérature , ou
peut-être ils n'auraient même pas sens d'exister.
Je suis convaincue de ce que non seulement il est indiqué un abord
médiatisé chez les personnes porteuses de maladies mentales graves et
d'handicaps cognitifs et (ou) physiques qui entravent ou empêchent l'accès au
symbole verbal. D'un côté, par la
raison exposée : il existe des dimensions de l'expérience subjective qui ne
peuvent pas être comprises par le langage verbal. D'un autre côté, parce que
nous assistons à un moment historique dans lequel l’expérience clinique même
nous montre comment la capacité de symbolisation des patients en général est
appauvrie.
Il s'impose alors la nécessité de recourir aux langages alternatifs au
verbal et même aux dispositifs alternatifs et/ou complémentaires, préalable ou
parallèlement au moins dans une première instance. Autrement le conflit
courrait le risque de rester attrapé, sans pouvoir trouver un véhicule qui lui
permette de le faire symbolisable dans la psychothérapie. C’est dans ce point
que, dans ses aspects multiples, l'Art peut devenir un médiateur.
Psychanalyse et Art.
Rares sont les auteurs psychanalytiques qui se sont occupés de l'Art en
général, et encore moins de la Musique. Marqué par le dégoût de Freud vers le
musical, la Psychanalyse
s'est érigée comme une théorie sourde. Je suis de ceux qui croient possible de
la sonoriser, un travail initié déjà par Edith Lecourt.
Freud a reconnu les limites de la Psychanalyse face à
l'Art, quand il a dit "l'essence de la fonction artistique nous est psychanalytiquement inaccessible." (9) Et il a ajouté : "Nous aurions
du plaisir à indiquer dans quelle forme dépend l'activité artistique des
instincts primitifs animiques, mais nos moyens semblent insuffisants pour
cela." (9)
Quand on mentionne les déroulements psychanalytiques relatifs à la
créativité, le nom de Donald Winnicott surgit naturellement. Cet auteur a aussi
signalé les difficultés de la
Psychanalyse à aborder la question et a fait des apports de
grande valeur dans ce sens, entre lesquels se détache le concept d'espace
transitionnel. Dans cette zone intermédiaire entre la réalité psychique et la
réalité externe, entre le moi et non moi, qui articule la présence et l'absence
maternelles, Winnicott situe le point de départ de la créativité.
Toute la culture, y compris l'Art, est comprise par lui depuis le paradigme
du jeu comme forme de transitionnalité.
Cependant l'auteur reconnaît la nécessité d'un modèle théorique plus large
dans lequel placer l'activité ludique comme expérience humaine présente dans
toutes les civilisations.
De toute façon, il est indéniable
que la Psychanalyse
doit en grande partie aux développements de Winnicott la possibilité
technique d'utiliser dans les abordages thérapeutiques d'autres langages
alternatifs au verbal, ainsi que la réflexion théorique à propos de cela.
Je crois important de mentionner Didier Anzieu et ses travaux sur le
processus créateur, ses réflexions à propos de l'Art (25) et sa préoccupation
pour adapter des techniques innovatrices d'abordage, comme dans le cas du
psychodrame de Moreno qu' Anzieu change en outil psychanalytique (24).
Une autre psychanalyste qui s'est
spécialisée au travail avec des patients psychotiques, Gisela Pankow, a aussi
réalisé une adaptation du set psychanalytique à tels effets, et elle a
travaillé avec de la masse à modeler, des dessins, et la relaxation (28).
...................
L'Art constitue un domaine de
communion de l'Humanité à travers le temps et l'espace. C'est un lieu dans
lequel ils peuvent avoir place de la même façon toutes les lumières et les
obscurités de l’Homme, dans lequel les aspirations les plus élevées acquièrent
des formes magnifiques et les plus tendres sentiments, les mouvements les plus subtils
de l'âme peuvent être exprimés d'une manière singulière, comme les tendances
les plus sinistres, l'effrayant, les angoisses les plus abyssales, peuvent
renaître, être racheté, acquérir une valeur esthétique, transcendante, que l’on
peut partager; un lieu, en fin, dans lequel l'impossible devient symboliquement
possible.
"La mission de l'artiste est de jeter une lumière sur les ténèbres du cœur humain", dit Robert Schumann *2.
Vassily Kandinsky conçoit l'art comme une manifestation spirituelle et celle-ci
a pour lui une fin : "c'est un nutriment pour l'esprit ... puisque le
spectateur trouve un lien avec son âme". Il souligne la notion de
lien avec l'oeuvre d'art concevant celle-ci comme un être vivant :
"… cette résonance ne reste pas dans l'aspect superficiel : l'état d'âme
de l'oeuvre peut s'approfondir et changer l'état d'âme du spectateur. Dans tous
les cas, ces œuvres ne permettent pas la bassesse de l'âme et ils la
soutiennent dans un ton déterminé, comme un diapason... Mais même comme ceci, l'étendue et l'action purificatrice
de ce ton sont unilatérales dans le temps et dans l'espace, et ils n’usent pas tout le pouvoir possible de l'Art."
"Comprendre - continue Kandinsky - signifie que le spectateur est
moulé et captivé dans le point de vue de l'artiste." Il remarque aussi que
le vrai Art a son fondement dans l'époque dans laquelle il est conçu,
"mais n'est pas uniquement un miroir et un écho d'elle, mais il porte en
soi une force prophétique vivifiante, qui agit en profondeur" (14).
Les abordages expressifs - artistiques depuis une
perspective psychanalytique.
L'introduction de la dimension artistique dans le processus thérapeutique
permet d’inclure des aspects de l'expérience humaine qui ne sont pas toujours
contemplés dans les définitions de santé provenant de la Médecine ou de la Psychologie.
Elle rend possible, par exemple, une
validation du sujet qui n'est pas seulement
celle du thérapeute, mais il s’agit d’une validation plus ample. À partir de son expérience
subjective, la production du patient peut aller au delà de l'espace
thérapeutique jusqu'à arriver à acquérir même une valeur collective comme
oeuvre.
J'ai participé dans le cadre de l'hôpital psychiatrique, du plaisir,
du sentiment de réussite, d'évaluation collective, qui représente le fait
d'arriver à l'exposition publique d’œuvres plastiques des patients, d'une pièce
de théâtre, de danse, de chant choral. Ces productions mettent en jeu une
variété de fonctions de la personnalité et surtout une modification, parfois
considérable, de la propre image, de l'estime de soi, de la confiance dans les
possibilités de créer, de partager.
Dans un autre contexte, cette fois à l'Atelier d'Expression
corporelle et musicale, nous stimulons un groupe d'enfants dans lequel des
scènes de confrontation se succédaient à créer les pas de danse qui
représentent des luttes. Ils choisissent une musique japonaise, qui devient
"samouraïs". J'aide à assembler les pas dans une chorégraphie, nous
faisons le vestiaire ensemble. L'expérience a été joyeuse et a permis de
traiter d'un autre point de vue le désaccord entre quelques participants.
Dans les processus thérapeutiques
individuels l'Art peut aussi jouer un rôle principal. Un patient adulte
grave qui travail l'informatique, doté de talent, utilise des formes et des
éléments de son délire et de certaines tendances antisociales dans une série
d'animation pour enfants dans laquelle il travaille avec un grand enthousiasme
pendant longtemps. Le résultat de ce travail, analytique et créateur à la fois,
est devenu un produit avec la valeur suffisante pour être accepté dans les
médias. En suite il a commencé à
composer de la musique, pour une nouvelle histoire animée que nous partageons
dans les séances. Du point de vue psychopathologique, l'évolution a été
favorable.
Le fait d’utiliser l’Art comme médiateur
soulève d'autres aspects incontournables, comme la question esthétique,
ensemble de phénomènes desquels la Psychologie ne peut tenir compte qu'en partie.
1 Celle-ci utilisée conformément à la Encyclopédie
Médico-Chirurgicale (7) comme l’ "ensemble de techniques
nées des interconnexions entre les approches cliniques et thérapeutiques de la
psychopathologie et les approches multidimensionnelles des arts".
*2 Cité par Kandinsky (14)
Fin du chapitre 1.