samedi 5 avril 2014

Dialogue avec Arno STERN par Guy LAFARGUE (opus 2)

JOURNÉES PROFESSIONNELLES DES PRATICIENS D’ATELIERS D’EXPRESSION CRÉATRICE ANALYTIQUES © Meschers 2009

A l’automne 2009, Arno STERN nous a fait l’honneur, dans le cadre des journées professionnelles de notre Association, de venir exposer ses travaux sur le processus de la “formulation”, et de s’exposer lui-même aux questions corrosives que nous soumettions à son examen. Il s’en est suivi un échange musclé et généreux au cours duquel nous avons pu mutuellement poser notre différentiel par rapport au cadre des Ateliers d’Expression Créatrice Analytiques ©.

En voici quelques extraits :
Guy Lafargue : J’aimerais ouvrir ce débat sur une question qui est exclue dans votre élaboration théorique de l’expression, de façon sûrement délibérée de votre part, qui est la question de l’absence de l’expérience affective actuelle de la vie de l’enfant dans le jeu de création ; et de voir comment l’atelier n’est pas seulement un lieu d’actualisation de quelque chose qui est de l’ordre de la mémoire organique, mais qu’il y a aussi une mémoire historique. Il y a une question qui est celle de l’histoire affective de la construction de la personnalité de ces enfants, de ces adultes qui viennent dans l’atelier.
Quand vous rencontrez ce mouvement d’émergence des formes, vous observez seulement la formulation .
Alors ma question est de savoir comment vous, concrètement, vous observez aussi la présence de l’expérience affective. Comment cela se traduit, l'expérience singulière, historique, subjective, qui n’a rien à voir avec la génétique ?
Comment, dans l’atelier, sont accompagnés ces mouvements affectifs ? Comment transparaissent-ils à vos yeux dans la formulation et dans la relation singulière, affective d’Arno avec chaque enfant dans le cadre de l’atelier, et avec le groupe des enfants de l’atelier ?

Arno Stern : Il n’y en a pas. Il n’y a pas de relation affective. C’est tout à fait autre chose. Il faut savoir que, bien sûr, l’être a des sentiments, des sensations, des aventures, tout ce qui fait partie de la vie d’une personne peut être traduit par la formulation. Mais ça c’est, je dirais, l’aspect extérieur, l’aspect banal, tandis qu’il y a quelque chose de beaucoup plus originel, de beaucoup plus important, qui peut être formulé par la formulation et ça c’est absolument unique.
On peut parler de ses problèmes, de ses déboires, de ses déceptions ou de ses plaisirs, on peut en parler avec des mots, mais ce que la formulation permet de manifester échappe au discours, échappe à la réflexion, échappe au raisonnement et c’est ça qui le rend précieux.
Alors évidemment si un enfant a un malheur dans sa vie : il avait un poisson rouge et puis le poisson est mort, il en est attristé, s’il fait un dessin peut-être qu’il va représenter le poisson mais ça, ça n’a pas grande importance, ça c’est de l’ordre anecdotique. Ce qui est beaucoup plus important c’est ce qu’il y a en dessous ou en deçà de cette représentation.

De toute manière moi je ne m’intéresse qu’à la généralité, jamais au cas particulier. Moi je ne m’intéresse pas à l’histoire d’une personne. Ce qui m’intéresse moi c’est ce qui est universel, ce qui est commun à tous les êtres humains. Et lorsque je vous parle d’un phénomène, ce n’est pas un phénomène qui s’est produit chez une personne, mais c’est quelque chose qui est généralisable”...
“Il est important de connaître la formulation pour ne jamais être étonné de ce que trace une personne, pour ne jamais penser que ça contient un message et que nous pouvons être le récepteur d’un message. Je ne reçois rien, je ne reçois jamais un message, je ne suis jamais curieux, je constate tout simplement que ce que trace une personne, c’est ce que trace chaque personne. Alors, ça ne m’étonne pas.

Et je sais aussi, et il faut l’ajouter, que ce que trace une personne et que ce qui appartient à la formulation est définitif, n’est pas perfectible, donc l’idée de pouvoir corriger ou d’amener la personne à faire autrement, à faire mieux comme pensent les enseignants, et bien c’est une idée qu’il faut absolument abandonner lorsqu’il s’agit de la formulation.
L’artiste élabore une oeuvre, l’oeuvre est perfectible, il y a des retouches, il y a des reprises. Les artistes ont des repentirs, ils peuvent modifier une oeuvre en la contemplant, en méditant sur ce qu’ils ont tracé, il n’en va pas de même dans la formulation, la formulation se produit, et telle qu’elle se produit, elle est définitive.
Donc il faut savoir tout cela et ça détermine bien sûr la relation du praticien que je suis avec la personne qui trace.

Guy Lafargue : Il n’y a pas de parole dans vos ateliers ?

Arno Stern : Sur la trace non, jamais bien sûr.

Guy Lafargue : Je me demandais si pour vous, finalement, la formulation serait carrément empêchée par le fait qu’on laisse une place à l’expression de la vie affective ?

Arno Stern : Absolument. Dès l’instant qu’il y a parole, il y a raisonnement, il y a réflexion. Et justement ce qui est spontané échappe à la réflexion. Ce que le Closlieu permet et que seul le Closlieu permet c’est d’aller au-delà du raisonnable. C’est d’être déraisonnable durant la séance bien sûr, pas dans toute sa vie, mais durant le laps de temps que la personne passe dans cet endroit abrité et en présence du praticien servant que je suis, qui est toujours lucide bien sûr et bien en présence, dans ces conditions là, la personne peut se laisser aller à un acte qui n’est plus raisonné. Donc si on parlait de cette trace, on ramènerait cette manifestation au raisonnable. C’est ce que bien sûr, ce qu’il ne peut jamais se produire dans le jeu de peindre dans le Closlieu. Ce qui est manifesté dans la formulation c’est justement l’indicible. C’est ce qui échappe aux mots, mais c’est ce qui le rend si précieux, ce qui le rend si exceptionnel aussi et qui le rend vital pour la personne.”

Un autre extrait
Guy Lafargue : J’aimerais poursuivre et essayer d’entraîner une dynamique de dialogue à ce sujet. Pour la plupart des personnes qui sont ici - qui ont toutes vécu notre formation à l’animation d’Ateliers d’Expression Créatrice Analytique ©, elles ont appris avec plus ou moins de difficultés ce que vous êtes en train
d’expliquer, c’est-à-dire à agir dans une rigueur de service de la personne, d’être servant de chaque participant à l’atelier.
Nous avons appris aussi à de ne pas commenter les productions, à ne pas parler sur les traces. C’est quelque chose qui est acquis parmi nous, avec plus ou moins de difficultés, mais c’est quand même quelque chose qui fait partie de ce que les personnes qui sont ici ont appris.
Par contre, nous travaillons dans un plan d’expérience que vous n’évoquez pas, qui ne semble pas se manifester dans votre atelier - en tout cas c’est ce que vous dites - donc il y a une partie de votre action personnelle qui fait que ça ne se produit pas.
Dans nos ateliers, dans certains ateliers il y a quelque chose qui se produit parfois, par exemple qu’un enfant dont la maman est partie accoucher à la clinique, qui a mis au monde un petit enfant mort né. Cet enfant revient dans l’atelier avec un énorme chagrin, avec une énorme agressivité…C’est ça pour moi la présence d’événements affectifs que l’enfant va pouvoir travailler dans la formulation.
L’affectivité n’est jamais absente. Elle n'est jamais anecdotique. Et il y a des enfants chez nous, dans mes ateliers à moi il y a des adultes, des personnes qui sont ici, qui ont vécu l’atelier dans le cadre de mon animation pour lesquels j’ai rempli cette fonction…
Quelque chose d’autre que la seule formulation est ici autorisé : c’est la manifestation de l'expérience affective au travers de la formulation, et la possibilité de parler ensuite non pas de la trace, mais d’évoquer ces manifestations, ces résurgences affectives, dans un temps et un lieu différents au sein de l'Atelier que nous instituons. C’est-à-dire qu' après la séance d’atelier, il y a un moment où chaque personne a la possibilité de dire, non pas ce qu’elle a peint, ni comment s’est organisée sa peinture, ce que c’est que cette émotion, cette intense détresse parfois, ces émergences de souvenirs, souvenirs par exemple d’avortements qui ont eu lieu 15 ans, 20 ans auparavant et qui viennent faire retour grâce au libre jeu de la formulation.
Donc ce sont des événements de cette nature qui n’ont pas grand-chose à voir avec la naïveté, cet état natif de la formulation, mais qui est un investissement de la formulation dans laquelle la personne vient inscrire l’histoire actuelle de la douleur, l’histoire de la détresse, des chagrins…Et c’est vrai que chez nous, dans nos ateliers qui sont construits sur la même base d’accompagnement et de service de la personne, il y a de vraies
manifestations affectives. Il y a des gens qui éclatent en sanglots pendant qu’ils sont en train de peindre, que l’animateur va accompagner dans cette expérience très particulière d’une communication de portage par la parole, d’une parole qui n’est pas du tout occupée de la trace, qui ne porte pas sur la formulation mais sur la résurgence d’émotions intolérables dans l’instant présent, dont l’animateur va être un écoutant, un contenant. Donc on ne va pas seulement écouter les signes, on va écouter aussi ce que, dans nos métiers, on appelle les signifiants qui ne s’inscrivent pas dans l’histoire de l’humanité, dans la génétique, dans la généralité comme vous le dîtes, mais qui s’inscrivent dans l’histoire subjective, dans l’actualité de la personne et dans sa traversée humaine, singulière.

Arno Stern : Je sais que vous faites ça, je le sais très bien, je sais que c’est quelque chose de très courant".…"Moi je ne promets rien à la personne. Et j’ai un entretien avec chaque personne qui s’inscrit ou qui veut inscrire un enfant chez moi et j’explique pour que ça soit bien précis qu’on n’a rien d’autre à attendre que du plaisir. Et il est évident que ce jeu donne du plaisir et moi je pense que c’est essentiel d’offrir ce plaisir à chaque personne. Alors quel est le souvenir d’un avortement malheureux ou d’une personne qu’elle a perdus dans sa vie… Je trouve que ça n’a pas une grande importance en l’occurrence. Ici elle trouve du plaisir, je dis un plaisir mais c’est beaucoup plus que ça, c’est un accomplissement. Je vais vous dire pourquoi, c’est parce que si vous réfléchissez bien sur votre passé, pas sur les événements du passé, mais effectivement sur votre passé, vos souvenirs vous ramènent à la petite enfance, à une certaine époque de votre enfance, pas à votre naissance par exemple. Personne ne se souvient de ses premières années de vie, personne ne se souvient de sa naissance et personne ne se souvient de ce qui a précédé la naissance. Donc nous sommes des êtres qui n’avons pas de commencement. Ce commencement, nous l’avons perdu, nous ne le connaissons même pas et par la formulation nous retrouvons ce commencement, c’est pour ça que je parle d’un accomplissement et ça c’est beaucoup plus important que tous les accidents de la vie, que tous les événements qui ont pu se produire dans la vie d’une personne. Ça ne m’intéresse pas et la personne sait que ça ne fait pas partie du jeu de peindre”.

Les Actes des Journées professionnelles
des Animateurs d’Ateliers d’Expression Créatrice Art CRU
Cahiers de l’Art CRU N° 39
peuvent être commandés par mail (15 €) secretariat@art-cru.com

CAHIERS DE L’ART CRU N° 39
Sommaire
Revue sporadique consacrée aux pratiques liant l’expérience créatrice et la relation analytique
Rédaction : Guy Lafargue
Table d’orientation
page 1 - Crise / Création : Editorial par Guy Lafargue
page 7 - Les valises de Béatrice Belot Le Deley
page 15 - L’Atelier intergénérationnel par Catherine Stefann
page 23 - Le petit bout de Soi par Nathalie Siffert
page 37 - Instituer un temps de parole en atelier thérapeutique par J. Chauvin
page 47 - Expression créatrice et polyhandicap par Nadia Camps et V. Mortensen
page 55 - Pré texte à l’exposé d’Arno Stern par Guy Lafargue
page 57 - Ni dessin, ni enfantin : Exposé diaporama par Arno STERN
page 87 - Débat avec Arno STERN
page 105 Le CRU et l’éducation créatrice : Post-lude par Guy Lafargue
page 108 Le temps de l’enfance par Magali Putz
page 131 L’analyse des pratiques professionnelles par Sylvie Archambeau
Cahiers de l’Art CRU diffusion non commerciale
34 Rue Chantecrit 33300 Bordeaux - France

Site internet : art-cru.com


                 Atelier d'Art CRU (Atelier d'Expression Créatrice Polyvalent)

Opus 1 et 2 mis en ligne avec l'aimable autorisation de Guy Lafarge