« Assume ta fragilité ! Ouvre-toi à la dimension sensible de ton être ! Connecte-toi à tous les êtres vulnérables qui t’entourent : animaux, enfants, malades, apporte-leur soin et bienveillance pour former avec eux une nouvelle démocratie sensible. » Voilà, selon Yves Michaud, le nouveau mantra de notre temps. Un mantra que cet essai en forme de réquisitoire se propose de démonter tant il nous placerait en porte-à-faux par rapport aux problématiques du moment : terrorisme fanatique, populismes, retour de la realpolitik. Quand le réel prend le visage des fractures sociales et identitaires, de la violence et de la mort, la pensée « Bisounours » n’est plus de mise, il faut revoir le logiciel éthique et politique qui nous a fait croire que l’on pouvait renoncer à l’énoncé précis des droits et des devoirs de chacun pour tabler sur la bienveillance universelle entre tous les êtres. En philosophie, la bienveillance a ses théoriciens, pour la plupart des théoriciennes d’ailleurs – de Joan Tronto à Carol Gilligan aux États-Unis en passant par Fabienne Brugère en France – qui se déchirent pour savoir si ce tropisme féminin pour le care – le souci des autres – est inscrit dans une sollicitude naturelle des femmes ou si elle est le produit de l’assignation historique du genre féminin à des rôles de soin et d’éducation.
« La projection de la morale du soin dans la politique ne l’humanise pas, mais la dissout »
Yves Michaud leur fait trois reproches : d’abord, de n’avoir rien inventé sur le fond par rapport à leurs devanciers, les philosophes du « sentimentalisme moral » du XVIIIe siècle, qui, de Hutcheson à Hume, ont fait de la sympathie et du « calme désir du bonheur des autres » une donnée morale universelle ; ensuite, d’élargir vertigineusement le champ de la notion de dépendance qui en vient à désigner de manière indifférenciée aussi bien le lien du nouveau-né avec ses parents, que celui du vieillard et de l’infirmière, du patron et de sa secrétaire ou de l’humanité et de la planète ; enfin, et surtout, de vouloir étendre à la sphère de la politique cette bienveillance que leurs prédécesseurs confinaient à la sphère des relations personnelles – conscients qu’ils étaient, eux, qu’on ne fonde pas la politique sur les bons sentiments mais sur des principes de justice. Plus qu’un aveuglement sur les mobiles réels – l’égoïsme et l’intérêt bien entendu– qui animent les membres d’une société, c’est un déni de la finitude –, un refus de la mort et des blessures inhérentes à la vie, un dangereux effacement de la distinction entre vie privée et espace public, et une forme de perversion intellectuelle que leur reproche Michaud. « La projection de la morale du soin dans la politique n’humanise pas la politique, mais la dissout. » Elle fait de tous les blessés de la vie des assurés qui ont vocation à se plaindre au guichet de l’État démocratique pour qu’il prenne soin d’eux. Et ce, au moment où ce même État est menacé du dehors par la violence fanatique et du dedans par le populisme démagogique.
Contre ces nouveaux modèles de communautés qui surgissent – communauté des affects, communauté des croyances, communautés des identités –, le philosophe est convaincu qu’il nous faut revenir au modèle contractualiste, inspiré par Locke et Rousseau, avec serment civique et déchéance de nationalité en prime. Il permettrait de refonder la souveraineté et de proscrire les violences religieuses. « La violence des faits a ceci de bon qu’elle fait revenir sur terre », conclut le philosophe. Devant l’opposition qu’il dresse entre le peuple des souffreteux et la cohorte des fanatiques, on a un peu de mal à partager son optimisme. Mais on se dit que sur le constat, au moins, il touche juste.
Par MARTIN LEGROS
Auteur Yves Michaud
Éditeur Stock
Pages: 192
Prix : 18,00 €
Niveau pour tout le monde