Citations
« L'homme est d'autant plus homme qu'il est chaque fois moins un être de la nature, pour devenir par contre et dialectiquement, le produit de son propre artifice. En vérité, il va sans dire: le produit des artifices que les autres hommes ont fait auparavant pour lui; plus encore le produit des artifices que les autres hommes ont faits avec lui, font avec lui ou feront avec lui. On doit à cette vie artificielle qui constitue un monde ce qu'on appelle parfois l'être culturel. » (Le travail thérapeutique en psychiatrie, p. 37-38)
« Soyons sérieux et posons la problématique de l'humanisation sur le terrain concret où elle se trouve et s'épanouit avec son propre calvaire: le travail (l'organisation sociale du travail plutôt que l'exercice musculaire; la division du travail et les échanges de produits auxquels il donne lieu) et le langage, semblent constituer les mécanismes propres à cette élaboration de l'homme par lui-même. » (Ibid. p. 40)
« Il s'agit de faire travailler les malades et le personnel soignant pour soigner l'institution » (Ibid. p. 79)
I - Présentation de l'auteur
Né le 22 août 1912 à Reus, François Tosquelles est un psychiatre catalan réfugié de la Révolution espagnole, d'abord au camp de concentration de Septfonds où il ouvre un service psychiatrique, puis à l'hôpital Saint-Alban en 1940 où il deviendra le principal artisan d'une pratique de « désaliénation» dont s'inspireront l'aventure de la psychothérapie institutionnelle et la politique du secteur.
Dès son plus jeune âge et dans les tumultes de la Révolution qui grondait, il avait baigné dans le milieu de la psychiatrie avec son oncle, médecin généraliste passionné par les maladies mentales et la psychanalyse.
En 1927, âgé de 15 ans, il part faire ses études de médecine à Barcelone, ville rouge à la richesse intellectuelle internationale qui accueillait, dans les années 1920-1930, divers intellectuels d'Europe centrale, dont de nombreux analystes et psychiatres en lutte contre le fascisme.
Mais outre ces activités sur Barcelone, il travaillait à l'institut Pere Mata de Reus dirigé par son Maître Mira avec qui il partageait la même expérience politique du PC jusqu'à la fondation du POUM (Parti Ouvrier d'Unification Marxiste) en 1935. En tant que tel, il fut responsable de la psychiatrie sur le front d'Aragon puis de l'hôpital psychiatrique de Huesca. La Révolution ouvrière et paysanne fut écrasée par le gouvernement républicain aux mains des staliniens durant les années 37-38, et il ne resta plus à Franco qu'à gagner la guerre fin 1939 et à F. Tosquelles de fuir en France.
L'image de F. Tosquelles traversant les Pyrénées un livre dans chaque main -l'une avec la thèse de Lacan (dont l'imprimerie du Club de Saint Alban fera la première publication), l'autre avec le livre d'Hermann Simon intitulé Pour une thérapeutique plus active à l'hôpital psychiatrique prônant la responsabilisation des malades - est une belle métaphore de l'aventure de la psychothérapie institutionnelle comme psychiatrie fondée sur le transfert au sens de Freud et Lacan, indissociable d'une entreprise de désaliénation sociale des lieux de soins par l'analyse institutionnelle.
L'entreprise se fondera effectivement sur une mise au travail de tous, agissant sur l'économique institutionnel par l'existence d'activités et de lieux de responsabilités, de lieux de paroles entre les soignants et avec les soignés.
II - Présentation et résumé du texte
Le travail thérapeutique en psychiatrie paru en 1967 puis réédité en 2009 aux éditions Erès, part du principe que la psychiatrie, à la différence de toute autre spécialité médicale, touche une dimension « totalisante» de l'homme, anthropologique. À la différence des animaux, l'homme crée un monde dans lequel il devient homme par le travail et le langage.
En insistant sur l'opposition entre la notion de « milieu » et celle de monde créé par l'homme, F. Tosquelles engage une réflexion critique sur l'ergothérapie et renvoie la notion de travail en psychiatrie du côté d'une médecine-thérapie.
Un des chapitres principaux qui traite de « L'essence et la place du travail en psychiatrie » en appelle à surmonter les insuffisances des concepts de l'ergothérapie en en dessinant les prémisses de la notion de « Collectif» dans la vie institutionnelle.
Du fait que la psychiatrie vise les troubles responsables des échecs du processus d'humanisation (troubles du dire, troubles des activités avec les autres), le travail en est le meilleur medium pour « faciliter l'humanisation » (p. 37).
L'entreprise psychiatrique, révisant la notion de travail, avance sur deux dimensions: celle du langage (communément appelé la psychothérapie) et celle des activités, non au sens d'un travail occupationnel, ni au sens d'exécution d'activité rentable, mais au sens des efforts à faire et à dire pour que se soignent le malade, les personnes et les lieux qu'ils habitent.
La position clinique de l'auteur permet de différencier le métier d'infirmier en médecine ou en chirurgie avec celui de l'infirmier psychiatrique.
Dans le premier cas, l'infirmier doit suivre scrupuleusement le protocole prescrit par le médecin, le patient acceptant passivement le traitement, alors qu'en psychiatrie, réduire à la passivité les patients ne peut en aucun cas être thérapeutique.
L'infirmier au contraire fait face aux troubles des activités des patients en faisant avec eux pour les accompagner dans leur reconstruction.
Tosquelles insiste sur la nécessité d'une polyvalence du personnel soignant, sur l'indispensable lutte contre les cloisonnements bureaucratiques qui minéralisent les statuts et réduisent l'infirmier à un exécutant de prescriptions médicales.
Au travers d'une l'activité partagée se met alors en place une fine dialectique entre l'espace de psychothérapie et les paroles que l'infirmier prend soin d'accueillir, au plus près de celle d'un psychothérapeute, une neutralité bienveillante qui évite morale comme compassion fusionnelle.
Une telle entreprise clinique demande des lieux de parole entre soignants où peuvent se dire les « gaffes » ou les « doutes » (p. 50) que chacun pense avoir faites dans cette écoute active, sans tomber sous le coup du jugement hiérarchique ou dans la rivalité moïque.
La qualité des soins institutionnels dépendra de la qualité des échanges cliniques (médecins et infirmiers...) tout ceci dans l'organisation d'une polyphonie de tâches et de responsabilités offerte à chacun.
III - Concepts fondamentaux
1 - Vers une anthropologie psychiatrique
La posture clinique de F. Tosquelles d'envisager la psychiatrie comme une anthropologie convoque toutes les dimensions qui façonnent l'homme: la biologie, la psychologie, l'histoire et le social.
Si l'homme « convertit le milieu 'naturel' en un 'monde'. Il réussit ainsi à 'humaniser la nature' et à humaniser du même coup sa vie animale, sa vie 'naturelle'. Son destin et le processus d'humanisation qui lui est propre, ne se pose jamais sous le dilemme de s'adapter ou périr.
Il construit avec les autres hommes un monde dans lequel il se fera homme. » En ce sens, la maladie mentale signe un échec ou une régression du processus d'humanisation que doit traverser chaque « petit d'homme» en s'inscrivant dans le langage et les activités avec d'autres. Ici, activité et humanisation vont de pair comme véritable travail de culture.
En recentrant le travail sur sa vertu thérapeutique, Tosquelles fait un éloge de l'outil qui relie l'homme à l'histoire, en terme de création: comme on devient homme, on devient thérapeute.
2- Vers la notion de la double aliénation (sociale/psychique)
La particularité de F. Tosquelles d'avoir traversé ce moment charnière de l'histoire occidentale, à savoir la Révolution espagnole, ce moment de prise de parole des sans grades, fait considérer avec plus d'acuité la nécessité d'un travail sur l'aliénation sociale institutionnelle comme fondement de la médecine hippocratique du « ne pas nuire» : pour soigner les malades, il faut soigner l'hôpital.
Si les psychotiques ont déjà fort à faire avec leur appareil psychique, le redoublement de l'aliénation dans une hiérarchie psychiatrique « normopathique » où sont fétichisés et gelés statuts, rôles et fonctions, ne peut qu'encourager soignants et soignés à se résigner à une vie quotidienne aliénée.
On en arrive, dans ce cas-là d'aliénation générale, à considérer que les schizophrènes, malades chroniques par excellence, sont imperméables au transfert, alors que c'est leur sédimentation, dans les salles aux pas perdus ou sur les trottoirs des grandes villes, qui est la triste scène de leur socialisation impossible.
3- Club thérapeutique et comité hospitalier
L'outil fondamental innové par Tosquelles est celui de l'élaboration du Club Thérapeutique qui vient répondre à l'impasse d'une psychiatrie incapable de travailler la responsabilité.
Si « l'ergothérapie » classique reproduisait terme à terme les rapports paternalistes en cascade, l'apport de la fonction Club, en se détournant de la sacralité du statut, dégage des perspectives possibles de responsabilisations mutuelles.
La circulaire de 1958 rédigée par F. Tosquelles, toujours en vigueur, permet, par l'entremise d'un Comité hospitalier, qu'une association gérée paritairement par les malades et leurs soignants prenne en charge la vie quotidienne d'un secteur psychiatrique.
Le Club peut non seulement gérer le produit de son travail, comme les recettes de la cafétéria, mais également prendre en charge les régies ergothérapie, sorties, caisse de solidarité, etc...
IV - Filiation et enjeux
Si l'idée d'une politique de secteur psychiatrique prend naissance au début des années cinquante, on doit reconnaitre à Saint-Alban d'avoir été exemplaire d'une ouverture d'un lieu d'enfermement psychiatrique sur la cité.
En pleine Seconde Guerre Mondiale, époque de ségrégations de toutes sortes, entre le génocide des Juifs et des Tziganes, l'extermination programmée et méthodique de 70 000 malades mentaux en Allemagne, mais également la famine et la mort de 40 000 d'entre eux dans les asiles français, l'hôpital de Saint Alban fit exception.
Un premier mouvement de psychothérapie institutionnelle se constitue avec les rencontres organisées par Henry Ey et celles du groupe de Sèvres avec Daumézon, qui, avec Koeklin, reçoit la paternité du terme psychothérapie institutionnelle. Mais en 1959, l'éclatement du groupe de Sèvre autour de la place des infirmiers dans la psychothérapie signe la fin d'une époque.
Le deuxième mouvement de la psychothérapie institutionnelle se constitue alors autour de F. Tosquelles et Jean Oury dans les rencontres des GTPSY entre 1960 et 1969. Les publications mettent au travail l'apport théorique de Lacan dans le traitement de la psychose et de l'institution pour rendre compte des expériences cliniques. Des clubs thérapeutiques ou ce qui en fait fonction chez les enfants, essayent d'organiser l'ossature institutionnelle des échanges. Ainsi marchent les deux jambes de la psychothérapie institutionnelle.
Aujourd'hui, alors que la fin du secteur psychiatrique semble programmée avec l'instauration des pôles comme en médecine somatique, alors que la psychiatrie est appelée à s'appuyer sur un plateau technique et à cet effet a été rapprochée de l'hôpital général, rappeler l'importance du travail dans le processus d'humanisation des personnes, reconnues malades ou non, est un devoir de mémoire indispensable.
Quand le démantèlement du secteur psychiatrique se fait également au nom d'une opposition bureaucratique entre lieux de soins et lieu de vie, il semble fondamental de rappeler qu'en psychiatrie, la vie c'est le soin, et le soin c'est la vie, c'est permettre aux patients de reprendre corps dans la dialectique des relations humaines.
L'accentuation de la division du travail a lentement fétichisé l'ergothérapie en tant que technique occupationnelle particulière, au point que dans de nombreux lieux de soin elle s'est autonomisée des équipes pour devenir un lieu d'occupation intersectoriel. Ne resterait-il alors plus rien de l'esprit de la circulaire de mars 1958 ?
Le travail, au sens où le développait Tosquelles, a permis qu'émergent de nombreux outils propres à l'exercice de la PT!, tant à partir du Club thérapeutique que par la dynamique qu'il génère dans les notions d'accueil, de Collectif, de réunions prises dans un processus d'institutionnalisation de la vie quotidienne, de greffes de transfert, autant d'outils pour que des espaces du dire puissent advenir, pour que les schizophrènes, les plus fragiles d'entre les fragiles, aient une chance de quitter le nulle part où ils errent.
V - Pour approfondir
Olivier Apprill, Une avant-garde psychiatrique, le moment GTPSI (1960-1966), éd. Epel, 2013
Patrick Faugeras et collectif, L'ombre portée de François Tosquelles, Erès, 2007
Institutions n° 29, Le travail (Revue inter-associations culturelles, revue-institutions.com)
Institutions n° 31, Histoire et transmission, François Tosquelles (Revue inter-associations culturelles, revue-institutions.com)
Marie-Françoise Le Roux, L'actualité des clubs thérapeutiques, Champ social éditions, 2005
Jean Oury, Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Champ social éditions, 2003
Jean Oury, Le Collectif, Séminaire de Sainte-Anne, éd. Du Scarabée, 1986, éd. Le Champ Social, 2005
Jean Oury, L'aliénation, Séminaire de Sainte-Anne, Galilée, réed. 2012
François Tosquelles, Pédagogie et psychothérapie institutionnelle, 1966
François Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie, 1986
François Tosquelles, L'enseignement de la folie, 1992
François Tosquelles, De la personne aux groupes, Toulouse, Eres, 2003
François Tosquelles, Cours aux éducateurs, Champ social, 2003
François Tosquelles, Fonction poétique et psychothérapie, Toulouse, Eres, 2003
[voir également sur ce site le texte de la Circulaire du 4 février 1958 "portant organisation du travail des malades mentaux en traitement dans les hôpitaux psychiatriques", signée Houphouët-Boigny, ministre de la Santé]