jeudi 16 novembre 2017

«En même temps», ou le grand écart du nouveau président

Par Roland Gori, Psychanalyste —
23 juillet 2017 à 17:06 «En même temps», ou le grand écart du nouveau président


Le président Emmanuel Macron, lors d'un discours sur la base aérienne d'Istres (Bouces-du-Rhône), le 20 juillet 2017 Photo Anne-Christine POUJOULAT . AFP

L’expression utilisée sans cesse par Emmanuel Macron indique qu’il croit au sacré de la politique, à son pouvoir symbolique et spirituel, et qu’en même temps il n’y croit pas. Comment peut-il se prétendre le «chef» d’un pouvoir sacré, et externaliser les missions de l’Etat en les abandonnant à la spéculation financière ? Paradoxe permanent ou imposture ?

Emmanuel Macron a fait de cette expression, «en même temps», sa marque de fabrique. Ses partisans la dotent d’une signification positive : elle serait le signe d’une pensée de la «complexité» qui transcenderait les anciens clivages. Ses détracteurs lui attribuent, non sans ironie, l’ambiguïté typique du centrisme social-libéral, assumé, décomplexé, renouvelé. L’essentiel n’est pas là. L’essentiel, est qu’elle constitue le symptôme d’une division politique interne au personnage comme au courant social qu’il incarne. Elle est pour l’avenir de la France, et peut-être de l’Europe, un défi et un paradoxe. Elle nous dit, cette expression, c’est du moins mon analyse, qu’Emmanuel Macron croit au sacré de la politique, à son pouvoir symbolique et spirituel, et qu’en même temps il n’y croit pas, il n’y croit pas parce qu’en bon saint-simonien il souhaite la remplacer par la gestion technocratique des populations et par le développement économique de la Nation start-up. Emmanuel Macron, plus que ses derniers prédécesseurs, sait que, dans notre monarchie présidentielle, pour faire un vrai «roi républicain» il faut plus qu’une élection, il faut plus qu’une majorité parlementaire. Il faut cette vertu ancestrale que confère le pouvoir à ceux qui ont reconnu sa substance spirituelle, sa force symbolique. Il le déclare sans ambages le 16 février à l’Obs, quelques semaines avant son élection : «Vous savez bien que le président, qui a plusieurs corps, est constitutionnellement le garant des institutions, de la dignité de la vie publique. Or, cette responsabilité symbolique ne relève ni de la technique ni de l’action, elle est de l’ordre littéraire et philosophique.» L’intuition politique et psychologique d’une telle déclaration tranche singulièrement dans le paysage électoral de l’époque. Elle révèle la nature théologico-politique de la fonction présidentielle : gouverner, c’est prévoir, certes, mais c’est surtout «faire croire», arracher par des fictions la confiance à une opinion publique versatile, inquiète et exigeante. Hobbes disait, à propos des citoyens qui se soumettaient au pouvoir de l’Etat représenté par le monstre marin du Léviathan : «Ils fictionnaient et ils croyaient à leurs fictions.» Paul Valéry ne disait pas autre chose : «Tout état social exige des fictions.» Lorsqu’une civilisation est en panne de fictions, de rêves, d’utopies, de récits singuliers et collectifs, il arrive que certains de ses membres se «shootent» avec les drogues dures des idéologies fanatiques et fascistes (1).

C’est la grande leçon de Durkheim, fondateur de la sociologie française positive, qui démontre l’origine religieuse de toutes les grandes institutions de la vie sociale. Cette «nature religieuse de l’homme», le nouveau président l’a bien compris, et je gage qu’il en est convaincu. Il ne se passe pas de semaines sans qu’il ne déclame un discours solennel, grave, mystique. Oui, mystique. Ne craignons pas de le dire, nous avons un Président qui a compris, beaucoup mieux que ses prédécesseurs, que sa fonction était hantée depuis l’origine par le fantôme des rois thaumaturges. Vous savez, ces rois qui guérissaient les écrouelles par le toucher, qui apaisaient les crises épileptiques par les anneaux médicinaux, à l’exception des monarques dans lesquels on ne croyait plus comme Charles X ou dont on doutait de la vertu sacrée comme Louis XV !

Je ne dis pas que les présidents de la République doivent s’essayer au pouvoir surnaturel de leur fonction. Je rappelle que le pouvoir suprême est double : temporel et éternel, matériel et symbolique, absolu et contingent, économique et sacré. Oublier la dualité de la substance politique du pouvoir revient à se condamner à l’échec. Reconnaître cette dualité, c’est admettre que la gestion technocratique et juridique de l’économie des populations ne suffit pas. Soljenitsyne, revenu des camps soviétiques, mettait en garde contre ce «déclin du courage» des démocraties, il écrivait, lucidement et sans complaisance pour les pays qui venaient de l’accueillir, qu’«une société qui s’est installée sur le terrain de la loi, sans vouloir aller plus haut, n’utilise que faiblement les facultés les plus élevées de l’homme. Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique. Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme». La fonction symbolique du politique n’est pas très loin.

La liberté politique, à laquelle aspirent de nombreux citoyens, est la libération du politique confisqué par la technocratie et la vision économique du monde. Alors comment Macron, pur produit de cette hégémonie culturelle néolibérale, mais en même temps convaincu du caractère sacré de sa fonction, peut-il sortir de ce paradoxe ? Ses premiers discours, ses premiers actes, manifestent la reconnaissance publique de cette obscure dualité du pouvoir. Alors comment concilier la nature religieuse du social et les exigences de la curatelle technico-économique des peuples ? Comment peut-il, en même temps, s’assumer populiste et élitiste ?

Comment peut-il, à quelques heures d’intervalle, faire un vibrant éloge des soldats, de leur dévouement à la sécurité de la Nation, brandir le drapeau d’une défense européenne, et en même temps réduire le budget de l’armée pour cause de cadeaux fiscaux ? La réprimande du chef d’état-major des armées, dénonçant cette contradiction, ne suffit pas à résoudre le paradoxe : tout en reconnaissant la dualité de son pouvoir, matériel et sacré, Macron, en même temps, fonde son exercice sur une vision purement entrepreneuriale de l’humain. Dans tous les domaines les plus régaliens de l’Etat et de la vie publique le défi est lancé : comment éduquer, soigner, chercher, juger, informer, cultiver les citoyens avec moins de services publics, et en privatisant leurs missions ? Comment préserver son autorité, sa fonction sacrée et symbolique et externaliser les missions de l’Etat en les abandonnant à la spéculation financière ? Paradoxe ou imposture ? Il ne faut pas se tromper, la fameuse déclaration de Macron, que l’on a jugée maladroite sur les «gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien», fonde son ontologie présidentielle : l’homme n’est rien s’il ne réussit pas. Alors, comment concilier Ricœur et le CAC 40 ?

C’est tout le défi d’un homme politique qui vient, sur les décombres d’un vieux monde, de créer un courant politique nouveau, celui que j’appellerai volontiers, l’extrême centre. Cet extrême centre me paraît relever d’un nouveau populisme, utilisant les foules virtuelles des réseaux sociaux aptes à produire une séduction de masse, un emballement hypnotique aussi contagieux que fragile, et qui, en même temps, tout en répondant au désir de spiritualité des Français risque de ne leur fournir que le spectacle du sacré et non sa substance. C’est, on le sait au moins depuis Guy Debord, le risque de nos sociétés du spectacle où «le vrai n’est qu’un moment du faux». Une chose est certaine, Macron a réussi à incarner la vérité d’un moment politique que les désastreuses «primaires» n’ont pas réussi à sauver. Il a réussi à produire ce que Hannah Arendt nommait un «commencement», l’irruption dans le monde d’une «improbabilité infinie». Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, il nous faut le constater. Le «vieux» centre que l’on croyait moribond a pris un coup de jeune. Il est même devenu extrême et populiste. Il remet au goût du jour le désir du sacré sans pour autant renoncer à cet économisme nauséabond, son plus redoutable ennemi. Alors comment, en même temps, se prétendre le «chef» d’un pouvoir sacré, et l’abandonner, une fois encore, aux prédateurs du néolibéralisme ? L’avenir nous dira si le nouveau président parviendra à résoudre son paradoxe, et dans quel sens. Après tout, il n’a plus rien à se prouver du côté de la «réussite», tout lui reste à faire du côté du sacré et de l’épanouissement de l’être. Il pourra toujours se souvenir d’André Malraux déclarant que «la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux».

(1) Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, LLL, 2017.


Sources : http://www.liberation.fr/debats/2017/07/23/en-meme-temps-ou-le-grand-ecart-du-nouveau-president_1585661