dimanche 19 novembre 2017

Contre la bienveillance par Yves MICHAUD



La guerre ou le care ? Face au climat de l’époque hanté par le spectre de l’affrontement de tous contre tous, faut-il entrer dans une nouvelle culture du soin, détachée de la tutelle des États, comme le suggère Achille Mbembe, ou refonder le contrat social loin de tout sentimentalisme, comme le préconise Yves Michaud ?

« Assume ta fragilité ! Ouvre-toi à la dimension sensible de ton être ! Connecte-toi à tous les êtres vulnérables qui t’entourent : animaux, enfants, malades, apporte-leur soin et bienveillance pour former avec eux une nouvelle démocratie sensible. » Voilà, selon Yves Michaud, le nouveau mantra de notre temps. Un mantra que cet essai en forme de réquisitoire se propose de démonter tant il nous placerait en porte-à-faux par rapport aux problématiques du moment : terrorisme fanatique, populismes, retour de la realpolitik. Quand le réel prend le visage des fractures sociales et identitaires, de la violence et de la mort, la pensée « Bisounours » n’est plus de mise, il faut revoir le logiciel éthique et politique qui nous a fait croire que l’on pouvait renoncer à l’énoncé précis des droits et des devoirs de chacun pour tabler sur la bienveillance universelle entre tous les êtres. En philosophie, la bienveillance a ses théoriciens, pour la plupart des théoriciennes d’ailleurs – de Joan Tronto à Carol Gilligan aux États-Unis en passant par Fabienne Brugère en France – qui se déchirent pour savoir si ce tropisme féminin pour le care – le souci des autres – est inscrit dans une sollicitude naturelle des femmes ou si elle est le produit de l’assignation historique du genre féminin à des rôles de soin et d’éducation.

« La projection de la morale  du soin dans la politique ne l’humanise pas, mais la dissout »

Yves Michaud leur fait trois reproches : d’abord, de n’avoir rien inventé sur le fond par rapport à leurs devanciers, les philosophes du « sentimentalisme moral » du XVIIIe siècle, qui, de Hutcheson à Hume, ont fait de la sympathie et du « calme désir du bonheur des autres » une donnée morale universelle ; ensuite, d’élargir vertigineusement le champ de la notion de dépendance qui en vient à désigner de manière indifférenciée aussi bien le lien du nouveau-né avec ses parents, que celui du vieillard et de l’infirmière, du patron et de sa secrétaire ou de l’humanité et de la planète ; enfin, et surtout, de vouloir étendre à la sphère de la politique cette bienveillance que leurs prédécesseurs confinaient à la sphère des relations personnelles – conscients qu’ils étaient, eux, qu’on ne fonde pas la politique sur les bons sentiments mais sur des principes de justice. Plus qu’un aveuglement sur les mobiles réels – l’égoïsme et l’intérêt bien entendu– qui animent les membres d’une société, c’est un déni de la finitude –, un refus de la mort et des blessures inhérentes à la vie, un dangereux effacement de la distinction entre vie privée et espace public, et une forme de perversion intellectuelle que leur reproche Michaud. « La projection de la morale du soin dans la politique n’humanise pas la politique, mais la dissout. » Elle fait de tous les blessés de la vie des assurés qui ont vocation à se plaindre au guichet de l’État démocratique pour qu’il prenne soin d’eux. Et ce, au moment où ce même État est menacé du dehors par la violence fanatique et du dedans par le populisme démagogique.

Contre ces nouveaux modèles de communautés qui surgissent – communauté des affects, communauté des croyances, communautés des identités –, le philosophe est convaincu qu’il nous faut revenir au modèle contractualiste, inspiré par Locke et Rousseau, avec serment civique et déchéance de nationalité en prime. Il permettrait de refonder la souveraineté et de proscrire les violences religieuses. « La violence des faits a ceci de bon qu’elle fait revenir sur terre », conclut le philosophe. Devant l’opposition qu’il dresse entre le peuple des souffreteux et la cohorte des fanatiques, on a un peu de mal à partager son optimisme. Mais on se dit que sur le constat, au moins, il touche juste.
Par MARTIN LEGROS

Auteur Yves Michaud
Éditeur Stock
Pages: 192
Prix : 18,00 €
Niveau pour tout le monde

jeudi 16 novembre 2017

12e RENCONTRES DE L’ARAT


Samedi 9 juin 2018 à la Maison de la Vie Associative de Béziers

L’Association de Recherche en Art et Thérapie

Présente :

Colloque4 « L’art en question ! »


Le Cri est une œuvre expressionniste de l'artiste norvégien Edvard Munch dont il existe cinq versions réalisées entre 1893 et 1917.

Argument : 

L’art soigne-t-il, guérit-il ?
Est-il devenu thérapeutique comme le prétendent les artistes ?
L’art-thérapie est-elle seulement artistique ?
L’artiste est-il un thérapeute ?
Le thérapeute est-il un artiste ?
Qui sont les hommes et les femmes de l’art ?
La médecine, le vin, la table, la cuisine, c’est aussi de l’art ?

Nous vivons une époque formidable où tout est thérapeutique !
Epoque pour transmuter l’art dit contemporain en do-l’art !
Epoque où la souffrance et la détresse humaine servent à enrichir une mouvance thérapeutique !

Quel est le rôle de l’artiste dans une société individualiste et consumériste ?
Les étudiants des Beaux-Arts sont-ils des artistes ?

Chaque intervenant de sa place se verra interroger sur la pertinence et le rôle de l’art aujourd’hui.

Intervenants : par ordre d'intervention

Jean-Louis AGUILAR / Art-thérapeute
Dr Jean-Louis GRIGUER / Psychiatre
Miguel Izuel /Président du  GREFART de Barcelone
Dr Didier Bourgeois / Psychiatre 
Roland Gori / Psychanalyste
et d'autres intervenants en attente...

Informations :
Association ARAT : asso.arat@gmail.com

«En même temps», ou le grand écart du nouveau président

Par Roland Gori, Psychanalyste —
23 juillet 2017 à 17:06 «En même temps», ou le grand écart du nouveau président


Le président Emmanuel Macron, lors d'un discours sur la base aérienne d'Istres (Bouces-du-Rhône), le 20 juillet 2017 Photo Anne-Christine POUJOULAT . AFP

L’expression utilisée sans cesse par Emmanuel Macron indique qu’il croit au sacré de la politique, à son pouvoir symbolique et spirituel, et qu’en même temps il n’y croit pas. Comment peut-il se prétendre le «chef» d’un pouvoir sacré, et externaliser les missions de l’Etat en les abandonnant à la spéculation financière ? Paradoxe permanent ou imposture ?

Emmanuel Macron a fait de cette expression, «en même temps», sa marque de fabrique. Ses partisans la dotent d’une signification positive : elle serait le signe d’une pensée de la «complexité» qui transcenderait les anciens clivages. Ses détracteurs lui attribuent, non sans ironie, l’ambiguïté typique du centrisme social-libéral, assumé, décomplexé, renouvelé. L’essentiel n’est pas là. L’essentiel, est qu’elle constitue le symptôme d’une division politique interne au personnage comme au courant social qu’il incarne. Elle est pour l’avenir de la France, et peut-être de l’Europe, un défi et un paradoxe. Elle nous dit, cette expression, c’est du moins mon analyse, qu’Emmanuel Macron croit au sacré de la politique, à son pouvoir symbolique et spirituel, et qu’en même temps il n’y croit pas, il n’y croit pas parce qu’en bon saint-simonien il souhaite la remplacer par la gestion technocratique des populations et par le développement économique de la Nation start-up. Emmanuel Macron, plus que ses derniers prédécesseurs, sait que, dans notre monarchie présidentielle, pour faire un vrai «roi républicain» il faut plus qu’une élection, il faut plus qu’une majorité parlementaire. Il faut cette vertu ancestrale que confère le pouvoir à ceux qui ont reconnu sa substance spirituelle, sa force symbolique. Il le déclare sans ambages le 16 février à l’Obs, quelques semaines avant son élection : «Vous savez bien que le président, qui a plusieurs corps, est constitutionnellement le garant des institutions, de la dignité de la vie publique. Or, cette responsabilité symbolique ne relève ni de la technique ni de l’action, elle est de l’ordre littéraire et philosophique.» L’intuition politique et psychologique d’une telle déclaration tranche singulièrement dans le paysage électoral de l’époque. Elle révèle la nature théologico-politique de la fonction présidentielle : gouverner, c’est prévoir, certes, mais c’est surtout «faire croire», arracher par des fictions la confiance à une opinion publique versatile, inquiète et exigeante. Hobbes disait, à propos des citoyens qui se soumettaient au pouvoir de l’Etat représenté par le monstre marin du Léviathan : «Ils fictionnaient et ils croyaient à leurs fictions.» Paul Valéry ne disait pas autre chose : «Tout état social exige des fictions.» Lorsqu’une civilisation est en panne de fictions, de rêves, d’utopies, de récits singuliers et collectifs, il arrive que certains de ses membres se «shootent» avec les drogues dures des idéologies fanatiques et fascistes (1).

C’est la grande leçon de Durkheim, fondateur de la sociologie française positive, qui démontre l’origine religieuse de toutes les grandes institutions de la vie sociale. Cette «nature religieuse de l’homme», le nouveau président l’a bien compris, et je gage qu’il en est convaincu. Il ne se passe pas de semaines sans qu’il ne déclame un discours solennel, grave, mystique. Oui, mystique. Ne craignons pas de le dire, nous avons un Président qui a compris, beaucoup mieux que ses prédécesseurs, que sa fonction était hantée depuis l’origine par le fantôme des rois thaumaturges. Vous savez, ces rois qui guérissaient les écrouelles par le toucher, qui apaisaient les crises épileptiques par les anneaux médicinaux, à l’exception des monarques dans lesquels on ne croyait plus comme Charles X ou dont on doutait de la vertu sacrée comme Louis XV !

Je ne dis pas que les présidents de la République doivent s’essayer au pouvoir surnaturel de leur fonction. Je rappelle que le pouvoir suprême est double : temporel et éternel, matériel et symbolique, absolu et contingent, économique et sacré. Oublier la dualité de la substance politique du pouvoir revient à se condamner à l’échec. Reconnaître cette dualité, c’est admettre que la gestion technocratique et juridique de l’économie des populations ne suffit pas. Soljenitsyne, revenu des camps soviétiques, mettait en garde contre ce «déclin du courage» des démocraties, il écrivait, lucidement et sans complaisance pour les pays qui venaient de l’accueillir, qu’«une société qui s’est installée sur le terrain de la loi, sans vouloir aller plus haut, n’utilise que faiblement les facultés les plus élevées de l’homme. Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique. Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme». La fonction symbolique du politique n’est pas très loin.

La liberté politique, à laquelle aspirent de nombreux citoyens, est la libération du politique confisqué par la technocratie et la vision économique du monde. Alors comment Macron, pur produit de cette hégémonie culturelle néolibérale, mais en même temps convaincu du caractère sacré de sa fonction, peut-il sortir de ce paradoxe ? Ses premiers discours, ses premiers actes, manifestent la reconnaissance publique de cette obscure dualité du pouvoir. Alors comment concilier la nature religieuse du social et les exigences de la curatelle technico-économique des peuples ? Comment peut-il, en même temps, s’assumer populiste et élitiste ?

Comment peut-il, à quelques heures d’intervalle, faire un vibrant éloge des soldats, de leur dévouement à la sécurité de la Nation, brandir le drapeau d’une défense européenne, et en même temps réduire le budget de l’armée pour cause de cadeaux fiscaux ? La réprimande du chef d’état-major des armées, dénonçant cette contradiction, ne suffit pas à résoudre le paradoxe : tout en reconnaissant la dualité de son pouvoir, matériel et sacré, Macron, en même temps, fonde son exercice sur une vision purement entrepreneuriale de l’humain. Dans tous les domaines les plus régaliens de l’Etat et de la vie publique le défi est lancé : comment éduquer, soigner, chercher, juger, informer, cultiver les citoyens avec moins de services publics, et en privatisant leurs missions ? Comment préserver son autorité, sa fonction sacrée et symbolique et externaliser les missions de l’Etat en les abandonnant à la spéculation financière ? Paradoxe ou imposture ? Il ne faut pas se tromper, la fameuse déclaration de Macron, que l’on a jugée maladroite sur les «gens qui réussissent et ceux qui ne sont rien», fonde son ontologie présidentielle : l’homme n’est rien s’il ne réussit pas. Alors, comment concilier Ricœur et le CAC 40 ?

C’est tout le défi d’un homme politique qui vient, sur les décombres d’un vieux monde, de créer un courant politique nouveau, celui que j’appellerai volontiers, l’extrême centre. Cet extrême centre me paraît relever d’un nouveau populisme, utilisant les foules virtuelles des réseaux sociaux aptes à produire une séduction de masse, un emballement hypnotique aussi contagieux que fragile, et qui, en même temps, tout en répondant au désir de spiritualité des Français risque de ne leur fournir que le spectacle du sacré et non sa substance. C’est, on le sait au moins depuis Guy Debord, le risque de nos sociétés du spectacle où «le vrai n’est qu’un moment du faux». Une chose est certaine, Macron a réussi à incarner la vérité d’un moment politique que les désastreuses «primaires» n’ont pas réussi à sauver. Il a réussi à produire ce que Hannah Arendt nommait un «commencement», l’irruption dans le monde d’une «improbabilité infinie». Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, il nous faut le constater. Le «vieux» centre que l’on croyait moribond a pris un coup de jeune. Il est même devenu extrême et populiste. Il remet au goût du jour le désir du sacré sans pour autant renoncer à cet économisme nauséabond, son plus redoutable ennemi. Alors comment, en même temps, se prétendre le «chef» d’un pouvoir sacré, et l’abandonner, une fois encore, aux prédateurs du néolibéralisme ? L’avenir nous dira si le nouveau président parviendra à résoudre son paradoxe, et dans quel sens. Après tout, il n’a plus rien à se prouver du côté de la «réussite», tout lui reste à faire du côté du sacré et de l’épanouissement de l’être. Il pourra toujours se souvenir d’André Malraux déclarant que «la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux».

(1) Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, LLL, 2017.


Sources : http://www.liberation.fr/debats/2017/07/23/en-meme-temps-ou-le-grand-ecart-du-nouveau-president_1585661