lundi 31 juillet 2017

Les Conférences-débats d'Art Thérapies Université Toulouse - Jean Jaurès

Les Conférences-débats d'Art Thérapies 2017-2018
UFR de Psychologie/Formation Continue - 
Université Toulouse - Jean Jaurès


« Introduction à l’œuvre de Gaston Chaissac »

 Vendredi 15 septembre 2017 de 17h30 à 19h30 
Université Jean Jaurès

 A partir de la vie et de l’œuvre de Gaston Chaissac (1910 -1964), je développerai les concepts de la forclusion du nom du père et du sinthome du psychanalyste Jacques Lacan.
Et, je revisiterai de manière originale les concepts de création et créativité, art et esthétique, Art Brut, Art contemporain et la fonction de l'artiste…

Jean-Louis Aguilar-Anton
Président de l’Association de Recherche en Art et Thérapie (ARAT),
Art-thérapeute, Infirmier et Formateur International...

dimanche 30 juillet 2017

Roland Gori : « Nous devons restituer une dimension œuvrière à nos relations humaines »

Restituer une dimension œuvrière aux relations humaines implique de penser la vie des individus et le vivre-ensemble comme des œuvres d’art. Pour Roland Gori, la fonction sociale de l’art est primordiale. Elle peut nous sauver de l’utilitarisme moral qui prédomine aujourd’hui avec la financiarisation de l’ensemble des activités humaines. La crise de 2007/2008 a été un révélateur de l’imposture de ce système des valeurs.

Entretien réalisé par Louise Gaxie.



Psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille, cofondateur de l’Appel des appels, Roland Gori est l’auteur d’Un monde sans esprit.La fabrique des terrorismes (éd. les Liens qui libèrent, 2017, 240 p.) et co-auteur, avec Bernard Lubat et Charles Silvestre, du Manifeste des œuvriers (éd. Actes Sud-les Liens qui libèrent, 2017, 80 p.).

Qu’entendez-vous par « monde sans esprit » ?

Roland Gori – Ce titre s’inspire d’une phrase de Marx : « la misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple »[1]. Ce qui est intéressant, c’est que Marx montre bien comment la religion est « l’auréole d’une vallée de larmes », c’est-à-dire l’illusion qui vient englober l’état d’un monde voué à la négation des valeurs humaines. En utilisant cette expression, il s’agit de montrer que nous sommes aujourd’hui dans un monde essentiellement désenchanté et désacralisé. Couplée avec les possibilités qu’offre la technique et les exigences qu’impose la religion du marché, la financiarisation de l’ensemble des activités humaines place les citoyens et les peuples sous curatelle technico-financière. Elle fait prévaloir les valeurs purement fonctionnelles et calculatrices. Les logiques financières et techniques entraînent une prolétarisation du monde et du vivant au sens marxiste du terme, c’est-à-dire une confiscation des capacités de penser, de créer, de décider et d’aimer. Or, tout utilitarisme qui se fonde uniquement sur une raison calculatrice risque d’aboutir aux pires monstruosités en fabriquant des monstres qui n’ont comme mode d’impératif moral que la cruauté et la violence par l’éloge de l’efficacité.

Il est intéressant de relever les propos tenus par le pape François, à son retour des Journées mondiales de la jeunesse le 31 juillet 2016 : « […] le terrorisme grandit lorsqu’il n’y a pas d’autre option. Et au centre de l’économie mondiale, il y a le Dieu argent, et non la personne, l’homme et la femme, voilà le premier terrorisme. Il a chassé la merveille de la création, l’homme et la femme, et il a mis là l’argent. Ceci est un terrorisme de base, contre toute l’humanité. Nous devons y réfléchir »[2]. Ainsi, le pape place la violence terroriste, non pas comme fondamentalement ancrée dans une religion monothéiste, mais comme étant ce dont s’emparent des mouvements de masse contre-révolutionnaires face à la crise du néolibéralisme, de la globalisation et de la mondialisation. Il tient des propos proches de ceux de Jaurès déclarant qu’« au fond du capitalisme, il y a la négation de l’homme »[3]. De son côté, en soutenant que « nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles, car ils ne rapportent pas de dividendes »[4], Keynes pose cette question de la déshumanisation de nos rapports avec nous-même, avec la planète, avec les autres.

Pourtant, l’humain a incontestablement besoin de sacré et de spiritualité. Comme le soutenait Hannah Arendt, pour être libre, il a besoin d’être reconnu par autrui dans un rapport de reconnaissance et d’égalité[5]. Il a aussi besoin de vivre dans un monde qui n’est pas seulement matériel et fonctionnel, mais dans lequel il est possible de partager les rêves, les utopies, les manques pour fabriquer de l’amour et plus généralement des relations humaines. Ces relations humaines posent la nécessité de la dette. En effet, une dette n’est pas que financière ; elle est fondamentalement la dépendance du sujet humain aux autres (voir encadré).

La crise de 2007/2008 a-t-elle aggravé le constat que nous vivons dans « un monde sans esprit » ?

Comme un certain nombre de crises financières, la crise de 2007/2008 a mis en évidence que la réduction de la valeur au prix est fondamentalement une imposture à la fois économique, sociale, politique, sociologique et anthropologique.

Avec cette crise, on a atteint le point ultime par lequel le système se révèle dans toute sa violence et son hypocrisie dans son rapport aux valeurs dont il se prévaut. Elle a dévoilé le fait que tout le monde trichait, que les banques spéculaient de manière éhontée sur la pauvreté des gens qu’elles encourageaient à s’endetter au-delà de leurs capacités de remboursement. Dans ce système, il ne s’agit pas de produire plus et mieux. Il ne s’agit pas de permettre aux gens de s’enrichir. Il ne s’agit pas d’améliorer les conditions de vie et d’habitat des populations. Il s’agit en réalité de flouer les gens pour faire du profit ; le profit étant la seule chose qui compte.

À la différence du capitalisme industriel qui dégageait de la plus-value par la production de marchandises, la manière la plus rapide de réaliser du profit dans le capitalisme financier est la spéculation algorithmique. Ce jeu comptable est moins de l’échange entre humains qu’un marché de dupes entretenu par des machines. Or, dans cette partie de poker, lorsque l’on demande à voir le jeu, tout s’effondre. Cette crise a, in fine, montré que toute la planète fonctionne « à la Madoff ».

La finance a-t-elle, selon vous, une place spécifique dans la construction des « religions de la technique et du marché » ?

Ce n’est pas la finance le problème. Sa finalité est de vouloir faire du profit à partir de toutes les opérations qui puissent en produire. Il est donc difficile de lui reprocher de vouloir faire autre chose que du profit.

Le problème est que l’on est arrivé au point où la finance nous gouverne, pas seulement au sens d’une prise de pouvoir politique sur le monde, mais également d’une prise du pouvoir de la pensée anthropologique du monde selon les valeurs de la finance. On a en quelque sorte financiarisé la manière dont l’esprit fonctionne. Bergson disait déjà au début du XXe siècle qu’on aurait pu espérer une spiritualisation de la matière et que l’on a eu une matérialisation de l’esprit. Il touche ici quelque chose d’important qui est l’opération de réduction de l’ensemble des productions humaines et du vivant à une matière calibrée selon les critères de la marchandise dans le seul but de tirer du profit. Aujourd’hui, cette marchandise n’a plus besoin d’être réelle ; elle peut être virtuelle et n’être que l’ombre numérique d’échanges de papiers ou de chiffres par la voie des algorithmes. Les formes de vie, de savoir, de pratiques sociales sont inséparables des logiques de domination. La crise de la dette a donc révélé l’imposture de ces logiques de domination qui se prévalent des valeurs libérales qu’elles ne respectent absolument pas. Le néolibéralisme est la mise en bière du libéralisme puisque toutes les valeurs mises en avant par ce dernier comme la raison, le progrès, la morale, la science, la responsabilité, ont été désavouées par le néolibéralisme. La crise de 2007/2008 a été un analyseur de ce désaveu.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Le politique s’est désisté en faveur des marchés financiers, mais s’est également mis à leur service au point de devenir les entrepreneurs d’une nation que l’on doit civiliser selon les normes de la finance. C’est cela qui est criminel. On voit bien comment le néolibéralisme a transformé les services publics et les services de l’État selon les évaluations de la finance. Le new public management, la LOLF ne sont que les opérateurs par lesquels les politiques ont accepté de se mettre au service non seulement institutionnel, mais aussi moral, théologique de ces logiques financières.

Quelles sont les conséquences de cette imposture du système des valeurs ?

Cette crise met en évidence qu’une notion de valeur qui se trouve purement et simplement réduite à l’ombre numérique des produits financiers perd la chair du monde ; elle perd la substance spirituelle du vivant ; elle perd en quelque sorte l’humanité de l’homme. C’est simplement un jeu de faussaire à une table de poker menteur. La valeur des choses n’est pas déterminée par le juste prix du grain sur le marché, mais par la grammaire du marché financier. On aboutit à une sorte de « terreur rationnelle » qui fait que le réel doit impérativement être traduit en raison calculée. Cette manière de penser la notion de valeur signifie que n’est valable que ce qui apparait dans le monde visible selon les critères de la marchandise et de la finance. Il s’agit d’une violence qui détruit l’humain et la nature. La crise écologique n’est que la part émergée de cette crise plus profonde qui est une crise anthropologique où la notion de valeur est réduite à son signe financier. Dans cette logique, que valent l’amour, les relations d’amitié et d’empathie ? Que devient le sentiment de fraternité ? Que vaut la liberté ? Quel est le prix de l’humanité de l’Homme ?

Cette manière de concevoir la valeur produit des dégâts considérables sur les métiers et sur les services rendus du fait même des dispositifs d’évaluation. En effet, ces derniers ont été institués pour ne prendre en considération que les actes que l’on peut transformer en marchandises ou en spectacles. On a amené les professionnels à devoir organiser leur manière de penser et leurs pratiques sur les logiques et les critères d’un marché financiarisé. Or, il est hypocrite et abominable de faire croire que ne relève du soin que l’acte médical et technique qui est tarifable ; que ne relève de la recherche que ce qui est publié dans des revues à fort impact factor, c’est-à-dire dominées par une hégémonie culturelle nord-américaine ; que la valeur du travail d’un journaliste n’est déterminée que par la logique de l’audimat ; que la formation au lycée ne vaut qu’en fonction du nombre de mentions au baccalauréat ; etc. Tout se passe comme si la qualité n’était qu’une propriété émergente de la quantité. L’ensemble des activités humaines a été perverti par des valeurs technico-financières au nom d’idéaux gestionnaires dont on s’aperçoit qu’ils sont fallacieux et porteurs d’un nihilisme, le nihilisme de la personne humaine.

Si l’ensemble des activités humaines est calqué sur la logique du capitalisme financier, cela signifie que les domaines de la santé, de la recherche, de la formation, de la culture, etc., sont au bord d’une crise comparable à la crise de 2007/2008 au sens où l’on s’apercevra des dégâts d’une logique de réduction des coûts des services publics fondée sur la spéculation. Cette prise de conscience a déjà commencé. À titre d’illustration, une étude récente réalisée en Angleterre, par des chercheurs d’Oxford, a mis en évidence l’existence d’une surmortalité des patients du fait même de la logique austéritaire qui conduit à accroître les délais d’attente dans les services d’urgence, à reporter des interventions, à dégrader des actes de soin par manque de moyens humains, etc.[6].

Que peut produire la contradiction entre « une situation de crise politique » et l’« absence d’élaboration politique de la crise » ?

L’idée de crise politique sans perspective politique est très importante. Je me suis référé, à plusieurs reprises, aux écrits de Simone Weil sur l’Allemagne qui a observé ce qu’il s’y passait en 1932 et 1933[7]. La crise économique et financière a placé nombre de citoyens allemands dans une situation sociale catastrophique, éminemment politique, mais sans issues politiques. Alors que cette crise aurait dû pousser à des sentiments révolutionnaires, aucun avenir politique ne pouvait être pensé. Avec les luttes fratricides entre sociodémocrates, communistes et anarchistes, il n’y avait pas de solution politique apparaissant comme crédible et fiable. Dans ce contexte, ce sont les mouvements contre-révolutionnaires nationaux-socialistes qui ont récupéré une situation de haine, de désespoir, de colère, d’indignation et s’en sont servis pour construire une propagande désignant des boucs émissaires. La classe moyenne sera ensuite flouée par Hitler qui se mettra au service de la grande bourgeoisie et de la grande industrie allemandes qu’il dénonçait au début.

Même s’il faut se méfier du démon de l’analogie en histoire, il est intéressant de mettre en miroir ces observations de Simone Weil avec la situation actuelle. En période de crise sociale, financière et économique, émerge aussi une crise politique et notamment une crise de foi dans le politique. Dans ces contextes, les mouvements obscurantistes peuvent recycler les mécontentements, les haines et les désespoirs afin de leur donner un débouché. Aujourd’hui, le rejet anti-système qui s’est manifesté par le Brexit, par la montée des extrêmes-droites en Europe ou encore par la victoire de Trump est un symptôme d’une crise de confiance dans le champ du politique.

Avec l’élection d’Emmanuel Macron, la question est de savoir comment un pur produit du système, qui a réussi le tour de force de faire sa campagne promotionnelle sur l’anti-système, va s’en sortir ? C’est l’ultime solution de l’ultralibéralisme. S’il ne réussit pas rapidement, le risque est grand d’assister à la victoire des mouvements contre-révolutionnaires ensuite.

Comment refonder la Démocratie ?

Aujourd’hui, la crise de confiance dans la démocratie est telle que des auteurs parlent de post-démocratie. L’ère des temps démocratiques nécessite une certaine sécurité et les moyens de vivre en toute liberté pour répondre à l’inquiétude inhérente à ce type de régime, mise en avant par Tocqueville, qui résulte du fait que chacun doit trouver sa place[8]. Or, avec la globalisation, la crise financière et l’émergence des terrorismes, rien n’est assuré. L’espoir d’un avenir meilleur est bousculé par la logique austéritaire et la conception entrepreneuriale du néolibéralisme. Les citoyens se sentent précarisés et ne sont plus assurés que la démocratie soit le meilleur pour leur avenir professionnel et leur avenir social. D’un côté, il existe le souhait d’un régime plus autoritaire, de l’autre certains continuent de penser qu’il faut se débarrasser du politique au profit d’une gestion pragmatique par la technocratie. Enfin, se développent par ailleurs des mouvements contre-révolutionnaires théofacistes avec des accents antisémites et racistes. Les alternatives proposées sont terriblement inquiétantes. Qu’il s’agisse des régimes autoritaires, des régimes nationalistes, du théofascisme ou du technofascisme, le sujet humain risque d’être terriblement malmené.

Comment vivre ensemble et sauver la démocratie ? Nous devons nous rappeler que la démocratie n’est pas qu’un régime politique. C’est un moyen d’attribuer au débat et à la parole le pouvoir d’un médicament seul à même de traiter les crises sociales et politiques. Nous devons réhabiliter la parole qui est le medium essentiel du politique. Mais cette parole ne doit pas être au service d’une société du spectacle et de la consommation. Elle doit nous permettre de penser symboliquement le monde afin de répondre au besoin de créer le monde pour pouvoir l’habiter et s’y mouvoir.

Comment retrouver cette capacité de parler ? Le peuple c’est la fraternité, la capacité de transformer l’ensemble des cultures régionales, voire internationales, dans une idée portée par une nation. Camus disait « j’aime trop mon pays pour être nationaliste »[9]. Comme la définissait Ernest Renan, la nation est un « plébiscite de tous les jours »[10]. Ce n’est pas le sectarisme d’une langue, d’une origine ethnique et raciale. C’est ce que l’on fait ensemble eu égard à l’héritage des différentes cultures qui l’ont créée. Il peut y avoir une biodiversité de l’espèce nationale. Ce sera notre aptitude politique à soutenir ce paradoxe qui déterminera notre avenir.

On devrait instituer partout des lieux de parole pour partager les témoignages. C’est par le partage de la parole que l’on reconnaît l’autre et que l’on se fait reconnaître par l’Autre. C’est donc un moyen de se réapproprier la démocratie. Il nous faut investir dans la culture, l’éducation, le soin, la justice pour renouer avec les valeurs humanistes consacrées dans la Déclaration de Philadelphie de mai 1944 par l’Organisation internationale du travail (OIT) et ressourcer ainsi la démocratie. Cela peut nous aider à « politiser » l’esprit, c’est-à-dire à créer les conditions d’une réflexion politique sur les conséquences des actes sociaux et professionnels que nous accomplissons, à commencer par l’acte créateur.

En quoi l’art peut nous aider à trouver une issue progressiste à la crise ?

Les artistes sont les mieux à même de sentir avant les autres la catastrophe, d’éclairer le diagnostic du présent et d’inventer des solutions pour l’avenir. Georges Canguilhem disait « la raison est régulière comme un comptable ; la vie, anarchique comme un artiste »[11]. C’est pourquoi il faut mettre les artistes et les intellectuels au pouvoir et non les technocrates et les intellectuels experts qui sont des imposteurs pour penser le vivant.

Plus généralement, la fonction sociale de l’art est primordiale. Tolstoï montre que le goût de l’art pour l’art, le goût de l’art réduit à la jouissance esthétique de la beauté fait l’impasse sur la dimension sacrée de l’art dans le monde humain ; dimension religieuse au sens étymologique de relier les humains ensemble. L’art n’est pas simplement les belles œuvres et les objets. L’art, c’est aussi le folklore, les manières de vivre, tout ce qui permet aux humains d’être reliés entre eux. C’est cela que je mets à la base de la condition fondamentale de création et de résurgence de l’esprit démocratique.

Concevoir l’art comme pouvant nous sauver de l’utilitarisme moral dans lequel nous sommes tombés avec la financiarisation des activités humaines est une façon de dire que nous devons restituer une dimension œuvrière à nos relations humaines, c’est-à-dire qu’il faut penser la vie des individus et le vivre-ensemble comme des œuvres d’art[12]. Camus a dit que créer c’est « donner une forme à son destin »[13]. C’est donc par l’art que nous pourrions retrouver une dimension humaine sans pour autant faire l’impasse sur les exigences de l’économie, de la biologie ou encore de la technique. Jaurès soutenait que l’humanité, ce n’est pas une transcendance, ce n’est pas des individus ; l’humanité, c’est cette « parcelle d’humanité »[14] qui fait en chacun de nous refuser la fatalité biologique et la fatalité économique. Il nous faut retrouver cette parcelle d’humanité qu’il y a au fond de nous et qui fait le levain aussi bien du politique que de l’amour.

Dans le Manifeste des œuvriers que j’ai co-écrit avec Bernard Lubat et Charles Silvestre[15], il est question d’une nouvelle convergence sociale entre artistes, mouvements ouvriers, intellectuels et techniciens. Il faut restaurer la dimension d’œuvre dans l’imprévu des métiers. De cette manière, le politique pourrait quelque part retrouver lui aussi cette dimension qu’il a perdue, et ce faisant retrouver cette efficacité symbolique de la parole sans laquelle il n’y a ni autorité, ni pouvoir véritable, seule persiste une logique de domination, à laquelle les dominants eux-mêmes n’échappent pas.

Qu’est-ce que l’argent et la dette d’un point de vue psychanalytique ?

La dette existe avant l’argent puisqu’il s’agit d’une sorte d’état de dépendance dans lequel nous nous trouvons à la naissance du fait même que l’humain nait inadapté à sa survie et au monde qui l’entoure. Il est dépourvu des appareils qui lui permettraient de s’auto-suffire. Il y a donc une dette anthropologique qui nécessite un Autre secourable pour parvenir à survivre. La notion de dette implique donc quelque part la reconnaissance d’une dépendance à l’autre. Elle implique aussi souvent en psychanalyse une notion de culpabilité par laquelle se fonde le lien social. Sans dette il n’y aurait pas d’échanges symboliques, il n’y aurait pas de monde humain.

Ainsi, la notion de dette renvoie à une exigence morale de devoir reconnaître les conséquences de ses actions, voire simplement acter son existence. Cela implique que payer ses dettes, c’est finalement s’émanciper du joug de la relation de dépendance à l’autre. Il y a une immense sensibilité du sujet humain à s’émanciper en s’acquittant de ses dettes. David Graeber raconte que, dans plusieurs civilisations, à plusieurs époques, quand quelqu’un empruntait de l’argent, il se mettait en gage lui-même ou quelqu’un de sa famille[16]. Cela aboutissait à ce que l’on nomme la « monnaie vivante », puisque l’humain, transformé en chose, perdait sa qualité humaine en devenant la garantie de la dette. Cette pratique a justifié l’esclavage et différentes formes de servage humain. On voit ici la fonction de l’argent qui permet de se délivrer du risque de se voir soi-même (ou l’un de ses proches) transformé en chose.

De son côté, le rituel de la petite souris révèle que l’argent en soi n’a pas de valeur. Il n’a de valeur que celle qu’on lui prête. En ce sens, l’argent est le signifiant de toute chose. Mais en étant le signifiant, il n’est rien d’autre que la marque d’une absence. Par exemple, l’argent déposé à la place de la dent est comme une pièce de monnaie ou un bout de papier, un signifiant sans autre signification que celle de marquer une absence, l’absence d’un bout de chair. C’est ce qui donne à l’argent comme signifiant une proximité avec la perte, la violence et la mort. Aragon dit qu’« on est toujours prisonnier de l’argent, de celui qu’on a comme de celui qui manque ». Cela signifie que lorsque l’on a de l’argent, ce que l’on a c’est finalement la présence de quelque chose qui n’est plus comme le temps consacré à le gagner, les jouissances charnelles, humaines, sociales que l’on a dû sacrifier pour l’obtenir. Quand on dit que le temps c’est de l’argent, on oublie que l’argent c’est aussi du temps et que, paradoxalement, c’est du temps perdu. L’argent c’est encore le travail mort-vivant dont parle Marx c’est-à-dire le temps que les autres ont consacré pour produire du profit, pour fabriquer de la plus-value. Il y a du meurtre dans l’exploitation des hommes entre eux. C’est le rituel de la mise en esclavage qui se poursuit sous différentes formes : « je te laisse la vie, en échange de ta liberté, et te transforme en outil animé ».

L’argent est donc particulièrement ambivalent. D’un côté, il renvoie à une possession et à une puissance et, d’un autre côté, à ce qui a été perdu en termes de vie et de chair pour pouvoir se transformer en pièce de monnaie, en papier ou en écriture numérique. Il y a un rapport très particulier à l’argent qui résulte du fait, psychanalytiquement parlant, que l’argent peut constituer une manière de ne pas s’investir, voire de se transformer soi-même en esclave : on paie pour que ça coûte (comme dans la prostitution) et on thésaurise l’argent pour pouvoir oublier que l’on est vivant et que notre être est voué à mourir. L’argent devient alors ce signifiant d’un manque à être autant qu’il l’est d’un manque à avoir.

Sur le plan clinique, manipuler de l’argent comme de la dette, n’est pas sans conséquence subjective : on joue avec des choses extrêmement profondes puisqu’on joue avec des choses qui ont à voir avec la violence, la mort, avec la perte, perte de l’être autant que perte du plaisir. Derrière l’argent, il y a toujours la mort, le meurtre, la culpabilité, la faute, le plaisir perdu et aussi la volonté d’emprise comme le désir de liberté. Il y a une psychopathologie propre au capitalisme : l’argent n’existe pas pour jouir d’être dépensé, mais investi pour se reproduire ; quitte à faire du sujet le moyen d’y parvenir. Au fond du capitalisme, il y a un délire sectorisé nihiliste du désir humain.

Avec la psychanalyse, on voit comment l’avidité, la méticulosité, l’ordre, l’avarice sont des propriétés d’une personnalité appelée parfois obsessionnelle qui est centrée sur la maîtrise, la possession, sur l’objectivation, la réification. Souvent, cette pulsion d’emprise, ce désir de maîtrise, ce désir de chosification des autres et du monde se paient chez le patient d’une forme d’ascèse dans l’économie de son plaisir, c’est-à-dire qu’il se transforme lui-même en chose, en instrument. Pour faire un lien avec les questions politiques, Jaurès considérait comme « une des plus grandes misères du patronat d’être réduit à ne voir au fond dans les hommes que des éléments »[17]. Cela signifie que l’humain est appréhendé comme un moyen d’acquérir de la puissance et que la relation humaine et de fraternité est perdue. Keynes parlait également de cet « amour de l’argent comme objet de possession » comme « l’une de ces inclinations à demi-criminelles et à demi-pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales »[18].

Bibliographie :

[1] Marx, Karl, L’opium du peuple, (traduction Jules Molitor), Paris, Mille et une nuits, Librairie Arthème Fayard, 2013, p. 15.s

[2] Jean-Marie, Guénois, « Pape François: “Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence catholique” », Figaro.fr, 21 juillet 2016.

[3] Jean Jaurès, « Préface », in Benoît Malon, La morale sociale : genèse et évolution de la morale, Paris,

Giard et Brière, Librairie de la Revue socialiste, 1895, p. X.

[4] John Maynard Keynes, « De l’autosuffisance nationale ». Le texte original de cet article « National Self-Sufficiency », a été publié par The Yale Review, vol.22, n˚ 4, 1933, p. 755-769..

[5] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, Coll. Agora les classiques, 1983, 414 p..

[6]Lucinda Hiam, Danny Dorling, Dominic Harrison, Martin McKee, « What caused the spike in mortality in England and Wales in January 2015? », Journal of the Royal Society of Medecine, Vol 110(4); 2017, pp. 131-137.

[7] Simone Weil, Écrits sur l’Allemagne : 1932-1933, Paris, éd. Payot & Rivages, 2015, 197 p.

[8] Il explique par exemple qu’il a « retrouvé aux États-Unis l’inquiétude du cœur, qui est naturelle aux hommes, quand, toutes les conditions étant à peu près égales, chacun voit les mêmes chances de s’élever » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Michel Lévy frères, 14e éd., t. 2, p. 250.

[9] Voir la préface d’Albert Camus dans Lettres à un ami allemand qui ont été écrites en 1943 et 1944 (Paris, Gallimard, 1991, 77 p.).

[10] RENAN, E., « Qu’est-ce qu’une nation » (Conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne), in FOREST, Ph., Qu’est-ce qu’une nation ? Littérature et identité nationale de 1871 à 1914, Paris, Pierre Bordas et fils, 1991, (éd. électronique « Les classiques des sciences sociales), p. 51.

[11] Georges Canguilhem, « Note sur la situation faite en France à la philosophie biologique », Revue de Métaphysique et de Morale, 52e Année, N°. ¾, 1947, p. 326.

[12] Pour répondre à une question d’étudiants californiens posées en 1983 à Michel Foucault, il explique que ce qui l’étonne « c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie. C’est ainsi que l’art est un domaine spécialisé, fait par des experts qui sont des artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art. Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ? » (Foucault, Michel, « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », Dits et écrits, tome V, Paris, Gallimard, 1994, p. 392).

[13] Albert Camus, Le mythe de Sisyphe : Essai sur l’absurde, Paris, Gallimard, 1942.

[14] Jean Jaurès, « Notre but », L’Humanité, n° 1, 18 avril 1904, p. 1.

[15] Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Silvestre, Manifeste des œuvriers, Arles, Actes Sud, Paris, les Liens qui libèrent, 2017, 74 p.

[16] David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, (traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla), Paris, Éd. les Liens qui libèrent, 2013, 621 p.

[17] Jean Jaurès, « Les misères du patronat », La Dépêche [de Toulouse], 28 mai 1890 (reproduit dans Jean Jaurès, L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche, Édition dirigée par Rémy Pech et Rémy Cazals, Toulouse, Éditions Privat, 2009).

[18] John Maynard Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930). Texte reproduit sur le site les crises.fr et réédité en 2017 : Lettres à nos petits-enfants, Paris, Les liens qui libèrent, 2017, 54 p.

http://silogora.org/dimension-oeuvriere-a-nos-relations-humaines/

samedi 29 juillet 2017

Le complot de l'art par Jean BAUDRILLARD — 20 mai 1996


Si dans la pornographie ambiante s'est perdue l'illusion du désir,
dans l'art contemporain s'est perdu le désir de l'illusion. Dans le porno, rien ne laisse plus à désirer. Après l'orgie et la libération de tous les désirs, nous sommes passés dans le transsexuel, au sens d'une transparence du sexe, dans des signes et des images qui en effacent tout le secret et toute l'ambiguïté. Transsexuel, au sens où ça n'a plus rien à voir avec l'illusion du désir, mais avec l'hyperréalité de l'image.

Ainsi de l'art, qui lui aussi a perdu le désir de l'illusion, au profit d'une élévation de toutes choses à la banalité esthétique, et qui donc est devenu transesthétique. Pour l'art, l'orgie de la modernité a consisté dans l'allégresse de la déconstruction de l'objet et de la représentation. Pendant cette période, l'illusion esthétique est encore très puissante, comme l'est, pour le sexe, l'illusion du désir. A l'énergie de la différence sexuelle, qui passe dans toutes les figures du désir, correspond, pour l'art, l'énergie de dissociation de la réalité (le cubisme, l'abstraction, l'expressionnisme), l'une et l'autre correspondant pourtant à une volonté de forcer le secret du désir et le secret de l'objet. Jusqu'à la disparition de ces deux configurations fortes ­la scène du désir, la scène de l’illusion au profit de la même obscénité transsexuelle, transesthétique ­celle de la visibilité, de la transparence inexorable de toutes choses. En réalité, il n'y a plus de pornographie repérable en tant que telle, parce que la pornographie est virtuellement partout, parce que l'essence du pornographique est passée dans toutes les techniques du visuel et du télévisuel Mais peut-être, au fond, ne faisons-nous que nous jouer la comédie de l'art, comme d'autres sociétés se sont joué la comédie de l'idéologie, comme la société italienne par exemple (mais elle n'est pas la seule) se joue la comédie du pouvoir, comme nous nous jouons la comédie du porno dans la publicité obscène des images du corps féminin. Ce strip-tease perpétuel, ces phantasmes à sexe ouvert, ce chantage sexuel ­ si tout cela était vrai, ce serait réellement insupportable. Mais, heureusement, tout cela est trop évident pour être vrai. La transparence est trop belle pour être vraie. Quant à l'art, il est trop superficiel pour être vraiment nul. Il doit y avoir un mystère là-dessous. Comme pour l'anamorphose: il doit y avoir un angle sous lequel toute cette débauche inutile de sexe et de signes prend tout son sens mais, pour l'instant, nous ne pouvons que le vivre dans l'indifférence ironique. Il y a, dans cette irréalité du porno, dans cette insignifiance de l'art, une énigme en négatif, un mystère en filigrane, qui sait, une forme ironique de notre destin. Si tout devient trop évident pour être vrai, peut-être reste-t-il une chance pour l'illusion. Qu'est-ce qui est tapi derrière ce monde faussement transparent? Une autre sorte d'intelligence ou une lobotomie définitive? L'art (moderne) a pu faire partie de la part maudite, en étant une sorte d'alternative dramatique à la réalité, en traduisant l'irruption de l'irréalité dans la réalité. Mais que peut encore signifier l'art dans un monde hyperréaliste d'avance, cool, transparent, publicitaire? Que peut signifier le porno dans un monde pornographié d'avance? Sinon nous lancer un dernier clin d’œil paradoxal ­ celui de la réalité qui se rit d'elle-même sous sa forme la plus hyperréaliste, celui du sexe qui se rit de lui-même sous sa forme la plus exhibitionniste, celui de l'art qui se rit de lui-même et de sa propre disparition sous sa forme la plus artificielle: l'ironie. De toute façon, la dictature des images est une dictature ironique. Mais cette ironie elle-même ne fait plus partie de la part maudite, elle fait partie du délit d'initié, de cette complicité occulte et honteuse qui lie l'artiste jouant de son aura de dérision avec les masses stupéfiées et incrédules. L'ironie aussi fait partie du complot de l'art.

L'art jouant de sa propre disparition et de celle de son objet, c'était encore un grand oeuvre. Mais l'art jouant à se recycler indéfiniment en faisant main basse sur la réalité. Or la majeure partie de l'art contemporain s'emploie exactement à cela: à s'approprier la banalité, le déchet, la médiocrité comme valeur et comme idéologie. Dans ces innombrables installations, performances, il n'y a qu'un jeu de compromis avec l'état des choses, en même temps qu'avec toutes les formes passées de l'histoire de l'art. Un aveu d'in-originalité, de banalité et de nullité, érigé en valeur, voire en jouissance esthétique perverse. Bien sûr, toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l'art. Mais c'est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu'au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire: c'est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul: «Je suis nul! Je suis nul!» ­et c'est vraiment nul.

Toute la duplicité de l'art contemporain est là: revendiquer la nullité, l'insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu'on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu'on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels. Or la nullité est une qualité secrète qui ne saurait être revendiquée par n'importe qui. L'insignifiance ­ la vraie, le défi victorieux au sens, le dénuement du sens, l'art de la disparition du sens­ est une qualité exceptionnelle de quelques œuvres rares, et qui n'y prétendent jamais. Il y a une forme initiatique de la nullité, comme il y a une forme initiatique du rien, ou une forme initiatique du Mal. Et puis, il y a le délit d'initié, les faussaires de la nullité, le snobisme de la nullité, de tous ceux qui prostituent le Rien à la valeur, qui prostituent le Mal à des fins utiles. Il ne faut pas laisser faire les faussaires. Quand le Rien affleure dans les signes, quand le Néant émerge au coeur même du système de signes, ça, c'est l'événement fondamental de l'art. C'est proprement l'opération poétique que de faire surgir le Rien à la puissance du signe ­ non pas la banalité ou l'indifférence du réel, mais l'illusion radicale. Ainsi Warhol est vraiment nul, en ce sens qu'il réintroduit le néant au cœur de l'image. Il fait de la nullité et de l'insignifiance un événement qu'il transforme en une stratégie fatale de l'image.

Les autres n'ont qu'une stratégie commerciale de la nullité, à laquelle ils donnent une forme publicitaire, la forme sentimentale de la marchandise, comme disait Baudelaire. Ils se cachent derrière leur propre nullité et derrière les métastases du discours sur l'art, qui s'emploie généreusement à faire valoir cette nullité comme valeur (y compris sur le marché de l'art, évidemment).

Dans un sens, c'est pire que rien, puisque ça ne signifie rien et que ça existe quand même, en se donnant toutes les bonnes raisons d'exister. Cette paranoïa complice de l'art fait qu'il n'y a plus de jugement critique possible, et seulement un partage à l'amiable, forcément convivial, de la nullité. C'est là le complot de l'art et sa scène primitive, relayée par tous les vernissages, accrochages, expositions, restaurations, collections, donations et spéculations, et qui ne peut se dénouer dans aucun univers connu, puisque derrière la mystification des images il s'est mis à l'abri de la pensée.

L'autre versant de cette duplicité, c'est, par le bluff à la nullité, de forcer les gens, a contrario, à donner de l'importance et du crédit à tout cela, sous le prétexte qu'il n'est pas possible que ce soit aussi nul, et que ça doit cacher quelque chose. L'art contemporain joue de cette incertitude, de l'impossibilité d'un jugement de valeur esthétique fondé, et spécule sur la culpabilité de ceux qui n'y comprennent rien, ou qui n'ont pas compris qu'il n'y avait rien à comprendre. Là aussi, délit d'initié. Mais, au fond, on peut penser aussi que ces gens, que l'art tient en respect, ont tout compris, puisqu'ils témoignent, par leur stupéfaction même, d'une intelligence intuitive: celle d'être victimes d'un abus de pouvoir, qu'on leur cache les règles du jeu et qu'on leur fait un enfant dans le dos. Autrement dit, l'art est entré (non seulement du point de vue financier du marché de l'art, mais dans la gestion même des valeurs esthétiques) dans le processus général de délit d'initié. Il n'est pas seul en cause: la politique, l'économie, l'information jouissent de la même complicité et de la même résignation ironique du côté des «consommateurs».

«Notre admiration pour la peinture est la conséquence d'un long processus d'adaptation qui s'est opéré pendant des siècles, et pour des raisons qui très souvent n'ont rien à voir avec l'art ni l'esprit. La peinture a créé son récepteur. C'est au fond une relation conventionnelle» (Gombrowicz à Dubuffet). La seule question, c'est: comment une telle machine peut-elle continuer de fonctionner dans la désillusion critique et dans la frénésie commerciale? Et si oui, combien de temps va durer cet illusionnisme, cet occultisme ­cent ans, deux cents ans? L'art aura-t-il droit à une existence seconde, interminable ­ semblable en cela aux services secrets, dont on sait qu'ils n'ont plus depuis longtemps de secrets à voler ou à échanger, mais qui n'en fleurissent pas moins, en pleine superstition de leur utilité, et en défrayant la chronique mythologique.


Jean BAUDRILLARD
http://www.liberation.fr/tribune/1996/05/20/le-complot-de-l-art_170156

vendredi 28 juillet 2017

Aude de Kerros : « L’Art contemporain est une imposture au bénéfice d’une minorité de spéculateurs »

À la veille de la grand’messe de la FIAC (21-25 octobre), Aude de Kerros publie "L’Imposture de l’art contemporain" (Eyrolles). Elle décrypte la contribution hexagonale à la « fabrique » d’un « art » contemporain mué en produit financier.



Pour quelles raisons taxer l’art contemporain d’« imposture », user du terme « utopie » à son sujet ? 

Je renvoie aux définitions d’imposture — tromperie de qui se fait passer pour ce qu'il n'est pas — et d’utopie — construction imaginaire ou conception qui paraît irréalisable — proposées par le Larousse ou le Robert.

Ce que l’on désigne couramment par le vocable d’« Art contemporain » ne reflète pas toute la production artistique de notre époque, loin de là. L’appellation correspond à un label estampillant un courant parmi d'autres de la création : l'art conceptuel. Il a été choisi par le haut marché comme produit artistique à destination planétaire pour son caractère sériel, reproductible, peu identitaire. L'administration culturelle française en a fait l’art officiel de la République. Ses « inspecteurs de la création », ses conservateurs et universitaires décident de ce qui est de l’art et de ce qui n’en est pas, et ne distinguent plus très bien les frontières entre secteur public et secteur privé.

L’art conceptuel — apparu dans les années soixante — s’est en effet imposé à partir des années quatre-vingt en tant que seule pratique « contemporaine » légitime, avant de devenir, à la fin de la décennie quatre-vingt-dix, un financial art globalisé. Les œuvres sont devenues sérielles, avec des produits d’appel haut de gamme pouvant atteindre des cotes astronomiques, déclinées en marchandise industrielle aux quantités et formats divers, adaptés à tous les budgets. L’arbitraire des réseaux de collectionneurs qui en fabriquent la valeur remplace les critères et repères intelligibles de la valeur artistique. L’hyper-visibilité de ces produits, qui résulte de plans marketing et de communication, occulte les nombreux autres visages —« cachés » — de la création d’aujourd’hui, aussi divers que méconnus.

Afin de ne pas ajouter à la confusion, et par souci de clarté du propos, je m’efforce au fil des pages de distinguer sémantiquement « Art contemporain » et « Art » tout court.

Quels « moments » marquants, emblématiques, identifiez-vous dans la genèse du système ainsi décrit ? 

Je fais remonter le récit à l’automne 2008, au moment de l’effondrement des marchés financiers, là où je l’ai laissé dans L’Art caché. Je relate de quelles manières, dans le contexte de la crise bancaire et financière, les divers acteurs du marché de l’art ont volé au secours de la cote d’un art contemporain florissant worldwide : investissement de Paris par les succursales des galeries new-yorkaises, facilitation par l’administration culturelle de l’accès aux lieux patrimoniaux de prestige et de mémoire, étapes phares du tourisme culturel, à la notoriété planétaire. En peu de temps la capitale française a été instrumentalisée en showroom, en vitrine « écrin », procurant aux produits la caution institutionnelle prescriptrice, leur conférant prestige et « glamour », la valeur ajoutée made in France.

Le cas d’école représentatif de ces « liaisons dangereuses », endogames, tissées de conflits d’intérêts ou l’on ne distingue plus le service public et les intérêts privés est le premier dîner de gala, en 2008, donné au château de Versailles en l’honneur de Jeff Koons, réunissant le réseau qui fabrique la valeur : critiques, galeristes, experts et leaders d’opinion, collectionneurs amis, autour de François Pinault et de Jean-Jacques Aillagon alors en charge de Versailles, ancien ministre de la Culture, ancien employé de Pinault à la direction de sa collection privée au Palazzo Grassi à Venise.

Quelles intentions et motivations ont présidé à votre démarche éditoriale ? 

Moi-même artiste et observatrice attentive des tendances et évolutions de la création et des idées qui animent le milieu de l’art, je ne reconnais pas, dans ce que les médias renvoient sous l’étiquette « d’Art contemporain », ce que je perçois de la pratique de mes pairs, vus de la fenêtre de mon atelier. Je souhaite pour cette raison témoigner depuis ce point de vue peu connu sur notre époque, celui de l’artiste. J’aimerais que soit levé le voile sur l’étonnante vitalité, la liberté irréductible qui existe à l’ombre des écrans médiatiques et à l’écart du storytelling mainstream. Ils sont sous-évalués et dépréciés uniquement parce qu’ils sont invisibles. Je désire faire justice à cette création non officielle et non cotée en contribuant, à mon échelle, à la faire connaître.

J’ai voulu aussi décrire le paysage extrêmement divers de la « dissidence », de ses figures, ses livres et écrits. Ces esprits libres font un travail de fond sur la critique cultivée et argumentée de « l’Art contemporain ». Ils sont de plus en plus visibles, grâce aux moyens d’information alternatifs.

Enfin, je partage mon indignation de citoyenne déplorant ce qui s’apparente à un détournement, à une captation de ressources budgétaires disponibles au titre de l’aide à la création, au bénéfice de spéculateurs internationaux, de marchands, d'artistes « vivant et travaillant » partout, sauf en France qui pourtant accueille traditionnellement tous les artistes du monde.

Je prends à témoin nos compatriotes de cette politique contre leurs intérêts, sans contrepartie, sans les avoir consultés, sans la moindre transparence, et donc contestable.


 L’ARGENT DE L'IMPOSTURE

Pour l’auteur de L’Art caché (2007), l’art contemporain est devenu un mécanisme aux rouages actionnés en réseau, entre marché et décision publique, au profit exclusif — sonnant et trébuchant — d’une poignée d’investisseurs et d’auteurs, au détriment de la partie immergée, majorité écrasante de la scène artistique, toujours moins silencieuse.

Anish Kapoor, Jeff Koons, Xavier Veilhan, Paul MacCarthy, Daniel Buren… Les œuvres d’artistes d’aujourd’hui sont omniprésentes dans le paysage urbain des métropoles ainsi que dans le cadre des musées, sites et monuments patrimoniaux. Dans la sphère médiatique, également, laquelle a largement relayé les récents actes répétés de vandalisme dont certaines d’entre elles ont fait l’objet.

À l’intention du plus large public interpellé par cette actualité symptomatique et intéressé par la création dans le champ des arts plastiques et les débats qui le traversent ou curieux des enjeux des politiques culturelles, Aude de Kerros délivre clés et ressorts des phénomènes en cours dont elle propose une lecture analytique et critique, étayée par une abondante documentation et fourmillant d’exemples.

Son regard est incisif et sans concession, à rebours de la rhétorique manichéenne et conformiste comme des raccourcis idéologiques, pour un essai revigorant autant que salutaire, ambitieux dans ses contours, inédit par son angle factuel.

L’approche est tout à la fois rétrospective, sur les métamorphoses de la décennie écoulée, panoramique avec un large spectre sur la production actuelle en France, et prospective, en présentant les scénarios d’éclatement à terme de la “bulle” spéculative.

Aude de Kerros a imposé depuis plus d’une décennie sa singularité d’essayiste de renom dans le domaine de la création artistique dont elle s’attache à restituer et faire connaître l’évolution « souterraine ».

Diplômée en droit et sciences politiques, ancienne pensionnaire de la Fondation Konrad-Adenauer, lauréate de l’Institut de France (Prix de portrait Paul-Louis Weiller 1988), l’auteur est d’abord graveur et peintre. Ses œuvres figurent au catalogue des collections du National Museum of Women in the Arts de Washington et du département des Estampes et de la photographie de la BNF. Elle a présenté plus de quatre-vingts expositions en France et en Europe.

Elle a publié Sacré art contemporain - Évêques, inspecteurs et commissaires (Jean-Cyrille Godefroy, 2012, prix Adolphe-Boschot de l’Académie des Beaux-Arts), L’Art caché - Les dissidents de l’art contemporain (Eyrolles, nouvelle édition 2013) et avec Marie Sallantin et Pierre-Marie Ziegler, 1983-2013, Les Années noires de la peinture, une mise à mort bureaucratique ? (Pierre-Guillaume de Roux / 2013).

L’Imposture de l’art contemporain
 Une utopie financière
 256 pages, 25 €

http://www.libertepolitique.com/site/Actualite/Decryptage/Aude-de-Kerros-L-Art-contemporain-est-une-imposture-au-benefice-d-une-minorite-de-speculateurs

Christine Sourgins : « L’art contemporain, c’est la dictature du quantitatif et de l’éphémère »

Entretien avec l’historienne de l’art Christine Sourgins sur la manière dont l’art contemporain a pris en otage le monde de la culture et ses adeptes.



Christine Sourgins, auteur des Mirages de l’art contemporain, s’est prêtée à l’exercice de l’entretien à la suite d’Aude De Kerros, il y a quelques semaines. Qu’est-ce que l’art contemporain ? Sur quels mécanismes repose-t-il ? En quoi peut-on dire qu’il a tué toute représentation de la peinture en France ?



Entretien réalisé par PLG, pour Contrepoints.

Quels signes vous semblent montrer que la peinture a disparu en France ? Disparu d’où ?


Il n’y a pas de grandes rétrospectives de peintres français à Beaubourg par exemple (Rebeyrolle, Rustin, Crémonini, Mathieu, etc. pour les vivants, Garouste ou Truphémus etc.). Parfois les fonctionnaires de la culture l’avouent eux-mêmes comme Alain Seban, directeur du centre Pompidou : « Longtemps on a répugné à défendre les artistes français de crainte d’être accusé de nationalisme. »

Il y a aussi la manière dont sont traités les Salons historiques, si peu aidés qu’ils doivent accepter la présence d’amateurs pour financer l’événement et l’ensemble devient fort inégal ; les bureaucrates de la culture ont alors beau jeu de dire : « vous voyez bien, la peinture aujourd’hui n’a pas un bon niveau ».
Il n’y a plus d’émissions sur les grandes chaînes de télévision, de reportage sur les galeries… ou les ateliers. Idem dans la grande presse, dans les années 80, Le Figaro accordait des pages à un peintre comme Verlinde… qui, à plus de 80 ans, vient de décrocher une énorme commande de fresques… en Suisse !

Et dans la plupart des écoles des Beaux-Arts, il n’y a plus d’enseignement du métier (mais du conceptualisme, du marketing et du réseautage). Les jeunes, pour apprendre les techniques, s’en vont depuis longtemps, en Russie ou aux États-Unis.

Considérez-vous que le dirigisme culturel est directement responsable de la destruction de l’art classique en France ?

Oui mais pas uniquement de l’art classique, le classique est un style parmi d’autres. Le dirigisme est responsable d’une attaque plus large contre la définition même de l’art. Duchamp a inventé le ready-made en 1913 mais le plus connu est l’urinoir de 1917 : un objet appartenant à la vie quotidienne, détourné de sa fonction utilitaire, devenant œuvre d’art par la volonté de l’artiste. Ce qui compte dans l’Art Duchampien, n’est pas d’incarner une inspiration (avec des émotions, idées, rêves, visions etc.), dans une matière grâce à un travail formel, ça, c’est la définition millénaire de l’art. Avec Duchamp, l’idée prime la forme,  c’est l’intention qui compte : l’art a une base conceptuelle. Duchamp ne crée plus, il décrète. C’est une redéfinition drastique de l’art où le sens n’est plus un don de la forme, il n’y a plus ce lien organique entre les deux, désormais le sens est en dehors de l’œuvre, dans un discours plaqué sur des objets ou des situations (performance). C’est une autre définition de l’art qui n’a plus grand-chose à voir avec l’art de Lascaux jusqu’à l’Art Moderne inclus. L’art dit contemporain est en fait l’art d’une toute petite partie de nos contemporains qui travaillent dans la mouvance de Marcel Duchamp. Pour lever toute ambiguïté, j’ai proposé dans mon livre d’employer le sigle AC, pour désigner ce sens particulier du mot contemporain appliqué à l’art.

Détruire la peinture, c’est détruire des critères de jugement esthétiques.

Quel est le bénéfice tiré de cette disparition par ceux qui en sont responsables ?

Il s’agit moins d’un problème de concurrence, que de tolérer, ou pas, un  vis-à-vis révélateur : en France – le pays où s’est inventé la peinture moderne, tout de même – maintenir une peinture de qualité dénoncerait le vide et la fatuité d‘un art conceptuel usé jusqu’au rabâchage mais soutenu par les subventions. Le courant duchampien est par définition prédateur puisque le « détournement » est une de ses logiques favorites : il lui faut donc de la chair fraîche à détourner en permanence… d’où son goût pour le patrimoine qu’il peut squatter et tourner en dérision à loisir.  Détruire la Peinture, c’est aussi détruire des critères de jugement esthétique, jusqu’ici internes à l’œuvre : c’est ouvrir la voie à la spéculation qui va remplacer les critères esthétiques par les critères financiers. Il vaut mieux pour la ploutocratie au pouvoir que l’Art au sens propre, au sens premier, existe le moins possible car il attire l’attention sur la qualité ; or l’AC permet de conditionner le spectateur au règne du matérialisme et de la finance, à la dictature du quantitatif et de l’éphémère…

Ce phénomène de disparition n’est-il pas lié à une lassitude du public ? Un attrait supérieur pour la photo qui aurait remplacé la peinture ?

Qu’il y ait un intérêt pour d’autres médias, c’est normal et c’est très bien. Personnellement, j’adore le cinéma… ce qui ne m’empêche pas d’apprécier aussi la peinture ! L’invention de la fusée n’a pas périmé la bicyclette. Le problème est la disparition par le mépris : cet « articide » n’est en rien  fatal ou spontané, il a été organisé sous couvert… de politique de création : l’État s’est mêlé de ce qui ne le regarde pas, d’inspecter les artistes par exemple – nous avons des inspecteurs à la création artistique ! Cet articide fut accompagné de morts bien réelles d’artistes écœurés par l’étouffoir mis en place, et de l’étiolement de bien des talents qui n’ont pas tous résisté. Deux générations d’artistes ont été sacrifiées.

Quelle est la force de l’art contemporain ? Qu’est-ce qui explique son succès ?

Sa force est financière et médiatique et, en France, institutionnelle : c’est un art officiel, dans sa version duchampienne, l’AC (à ne pas le confondre avec les artistes vivants qui sont bien nos contemporains mais qui continuent à travailler selon une autre définition que celle de Duchamp). Mais attention, si l’art officiel n’est pas nouveau, ce qui est inouï aujourd’hui, c’est qu’en France cet art officiel n’a pas de contrepoids : l’État, les grands collectionneurs qui sont des capitaines d’industrie, les grands médias, l’Église (voyez les Bernardins), tout ce qui a du pouvoir soutient la même chose. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays, où, même si l’AC est important, il n’a pas tué la Peinture.

Nous n’osons plus penser par nous-mêmes. Notre société ne cherche plus la Vérité, mais le consensus.

Comment expliquez-vous que des personnes sincères et cultivées puissent aimer l’AC ?

Le bougisme, le jeunisme, la confusion entre culture et divertissement, ce dernier semblant s’imposer comme la version démocratique de la culture : Koons, c’est évidemment plus facile à comprendre que Cranach et ceci ouvre le faux procès de l’élitisme supposé de la Grande Peinture. Cranach est accessible à une fille d’ouvrier – j’en sais quelque chose – comme à une fille de diplomate. Dans les deux cas, Malraux a raison, qui dit que la culture ne s’hérite pas mais se conquiert : il faut faire un effort. Et l’effort, rien de plus démocratique ! C’est la-dessus que reposait l’École de Jules Ferry, celle qui m’a formée. J’ai d’ailleurs tout un chapitre du livre qui explique comment la vision de Malraux a été dévoyée. Plein de gens font des efforts pour pratiquer l’alpinisme ou la randonnée alors pourquoi seraient-ils impotents côté peinture ? Je donne régulièrement des conférences sur la peinture du XIXème au XXIème pour que le public se réapproprie cette histoire : ce sujet passionne des gens d’horizons différents ; il suffit de leur expliquer.

Autre chose, on peut être sincère, instruit, au sens où l’on connait des artistes, des styles du passé, etc. mais collectionner passivement des informations : être passé, sans s’en rendre compte, d’une attitude cultivée à une attitude de consommateur. De là, une absence de réflexion de fond chez ces gens, sincères, cultivés, « sympas » assurément, mais souvent paralysés par la peur de passer pour rétrograde, de chagriner le cousin ou le patron qui collectionnent de l’AC, bref la peur de faire des vagues, en osant penser par soi-même et le dire. Nous sommes dans des sociétés où l’on ne recherche plus la vérité, mais le consensus : c’est tellement plus cool de hurler avec les loups et de bêler avec les agneaux…

N’est-il pas une façon de mettre tout le monde sur un pied d‘égalité ?

Vu les arguments avancés par l’AC et que j’ai détaillés dans mon livre, c’est l’égalité dans la médiocrité. Je préfère viser l’égalité dans l’excellence.

L’art Duchampien, spéculation intellectuelle, a entraîné une spéculation financière : on a donc eu droit à une rhétorique obscure, alambiquée (élitiste pour le coup !) puis à un art financier avec d’un côté les grands collectionneurs qui ont droit de visite privée dans les foires, ont les bonnes infos sur les « coups » montés aux enchères etc., et de l’autre côté, en totale asymétrie, le tout venant des bobos collectionneurs, qui s’imaginent faire moderne et branché et qui, dans ce casino qu’est l’art financier, seront les dindons de la farce.

Au-delà de l’aspect « intéressé » de ses défenseurs, n’y a-t-il pas une volonté de certains groupes minoritaires de s’attaquer aux structures qui font la civilisation occidentale ?

Il y a deux aspects dans votre question. Savoir si l’AC s’attaque aux valeurs qui nous permettent de vivre ensemble, la réponse est oui. Est-ce un complot ? La réponse est non. Nous vivons dans des sociétés complexes, le complot de papa avec cagoules et réunions nocturnes, c’est fini. Les choses se passent autrement, plus simplement et plus ouvertement : il suffit qu’un certain nombre d’acteurs de la société  aient, sans même se concerter, des intérêts convergents. Ces convergences seront présentées – parfois de bonne foi, c’est encore plus efficace – comme le sens de l’histoire. Exemple : la peinture c’est périmé puisque nous avons les écrans, c’est une évolution technique irréversible etc. Il y a probablement des guerres culturelles (pour reprendre une expression qui nous vient des États-Unis) comme il y a eu, après la Libération, une guerre froide. Mais les guerres culturelles sont diffuses, elles se répandent de manière virale, pas besoin de chef d’orchestre.

Jean Clair a défini l’AC comme « une vidange généralisée des valeurs ». J’en ai répertorié les principaux aspects, et montré dans Les Mirages de l’Art contemporain que la  transgression n’était pas une dérive, un dérapage malheureux mais une donnée structurelle à partir du moment où s’impose la définition duchampienne de l’Art. L’art dans sa première définition vise, pour faire court, la Beauté et la célébration du monde. Duchamp, après ses ready-made, n’a que faire de la beauté. Celle-ci sera remplacée par une transgression/ provocation tous azimuts. C’est  même devenu la définition de l’AC : une transgression de l’Art devenue un art de la transgression. L’AC se targue d’une fonction critique mais celle-ci n’est pas la bienfaisante critique constructive qui permet d’amender les choses. L’AC est un nihilisme qui se complait dans un système qu’il conforte en faisant mine de le contester. En fait, il est l’art, non pas de notre société (dire qu’il est son reflet pour le justifier est mensonge) mais l’expression du pouvoir d’une petite caste : celle-ci s’accommode fort bien de l’éradication de toutes les valeurs ou identités, pourvu qu’on n’abolisse pas les valeurs financières

La Reductio ad Hitlerum nous a beaucoup discrédités, mais la corde est usée.

Ne défendez-vous pas une conception « archaïque » de la peinture, et plus globalement de la culture ?

Pas plus que le paysan qui veut des semences non trafiquées et se méfie des pesticides. Nous ne sommes plus au XXème siècle où l’industrie chimique puis le nucléaire promettaient le paradis sur terre. Le progrès oui, mais pas à n’importe quel prix : respirer est sans doute un geste très archaïque mais indispensable et vital. Je défends une culture qui permet à l’individu de s’inventer une intériorité vivifiante et de communier avec les forces créatrices qui nous entourent ; de vivre ensemble comme avec les générations qui nous ont précédés ou nous suivront. Une forme d’écologie culturelle, mon livre est un plaidoyer pour la diversité culturelle : Duchamp et ses émules (qui l’ont d’ailleurs trahi mais c’est une autre histoire) ne me gênent en aucune manière, mais qu’ils aient pris en otage les mots art, artiste – et « contemporain » – semant ainsi la confusion pour mieux éradiquer tout ce qui n’est pas eux, oui ! Les sectaires et les rétrogrades, accrochés à un urinoir  vieux d’un siècle, ce sont eux.

En quoi la puissance de l’AC est-elle gênante d’après vous ? N’est-ce pas une querelle d’artistes uniquement ?

Surtout pas, j’ai mis en tête de mon blog : « si vous ne vous occupez pas de l’AC, l’AC s’occupera de vous. » Prenons le genre. Duchamp a commencé depuis belle lurette de jouer avec, en se travestissant en « Rrose Selavy ». Depuis longtemps, sous couvert d’art, les jeunes sont « travaillés » en leur faisant accomplir des performances qui déconstruisent les stéréotypes. Beaucoup de parents se rendent compte de l’existence de l’AC quand leur gamin leur raconte une visite scolaire « bizarre » ; on les a par exemple amenés à jouer avec de la nourriture (comme Michel  Blazy), leur faisant, dans la bonne humeur, transgresser un des derniers tabous : ne pas gaspiller la nourriture car tout le monde ne mange pas à sa faim. En fait, l’AC applique des techniques de manipulation utilisées dans le marketing. C’est un dressage du citoyen sous couvert d’activités culturelles ludiques, la transgression passe mieux quand elle est drôle. Mon livre est aussi un kit de survie aux expositions d’AC : comment s’apercevoir qu’on est manipulé. L’AC est redoutable car il ne procède pas de face, mais par le biais de la subversion, or subvertir c’est contraindre en douceur.

Vous dites avoir été victime du mécanisme classique de fascisation ?

Le problème le plus récurrent est le déni. Le public ne pense pas qu’un système aussi retors se soit installé sans que les intellectuels n’aient lancé d’alerte. Mais ceux-ci n’ont rien dit car ils y ont contribué ! D’où, pour eux, l’évitement du débat : ils ont mauvaise conscience, ce qu’ils camouflent derrière l’arrogance et l’autosatisfaction. Ils affectent de ne pas entendre les critiques… refusent le débat de front. Mais le fait est que nous constatons que certaines critiques finissent par porter, parce qu’elles se diffusent, tout simplement. Et que le public commence à être immunisé contre un certain nombre de manipulations. La Reductio ad hitlerum a beaucoup servi également mais la corde commence à être usée et dissimule mal le manque d’arguments.

Que préconisez-vous pour inverser la tendance ? Cela passe-t-il par l’arrêt des subventions et du dirigisme culturel ?

Inverser la tendance voudrait dire faire la même chose à l’envers, non merci ! Il faudrait au minimum, l’arrêt des subventions pour l’AC (pas pour le patrimoine, bien sûr) et exiger la transparence dans les actions des fonctionnaires : ils travaillent avec l’argent public et ont des comptes à rendre, ce qu’ils ne font pas ; on ne connait jamais les montants et les critères d’achats des œuvres par exemple. Enfin, il faudrait que l’État arrête de vampiriser le mécénat privé. Mais cela passe aussi par une prise de conscience de chacun. On n’échappera pas à l’effort d’ouvrir les yeux sur les mécanismes du monde culturel, sur nos compromissions. Mon livre se conclut sur la phrase de Soljenitsyne :  « le mensonge ne passera pas par moi ».

Qu’envisagez-vous comme actions à court terme et long terme ?

Accompagner et présenter des artistes occultés : un site est en préparation pour que le public se réapproprie l’art d’interpréter des peintures. Et continuer sur mon blog à « déconstruire la déconstruction », ce qui donne une lettre d’information gratuite « le grain de sel du mardi ».

— Christine Sourgins, Les Mirages de l’art contemporain, La Table ronde, 272 pages.

Sources :
https://www.contrepoints.org/2014/05/03/164985-art-contemporain-dictature-quantitatif-ephemere

lundi 10 juillet 2017

Une journée à LA SOURCE !

Samedi 26 août 2017 

39, rue Pelleport à Bordeaux

Avec Nathalie Renault / enseignante et art-thérapeute
 présidente et fondatrice de l'Atelier N.O.R.A. 
Nouvel Outil de Résilience par l'Art (et la pleine conscience)

et Jean-Louis Aguilar / art-thérapeute
président de l'Association de Recherche en Art et Thérapie (ARAT)

Programme de la journée :

9h30 Accueil des participants

10h Conférence-débat :
L’art-thérapie contemporaine, intégrative et systémique.
Un éclairage sémantique sur les concepts de création et créativité, art et esthétique…

12h L’art-thérapie française à la loupe !

13h-14h : Pause repas à l’Auberge Espagnole

14h Méditation et/en Mouvement par Nathalie Renault

Nathalie Renault
15h  Intermède poétique

15h15  La question du corps en psychothérapie
Un éclairage psychosomatique sur le lien corps-esprit, avec une pratique de médiation corporelle.
Atelier expérientiel comprenant des exercices corporels, relaxation, cohérence cardiaque et méditation de pleine conscience.
La question du bonheur et de la sagesse dans une société dévolue à l’individualisme et au consumérisme ?
Peut-on être heureux  plongé dans la tourmente d’une vie pleine de souffrances ?

17h Fin de la journée

Paf : adhésion à l'association Atelier N.O.R.A. pour les non-adhérents (10 euros) ; participation financière à la location de la salle (suivant les possibilités de chacun)

Inscriptions : ateliernora.arttherapie@gmail.com http://www.ateliernorarth.canalblog.com
07 68 58 08 29 ou 06 85 06 65 45

Jean-Louis Aguilar / Art-thérapeute de pleine conscience !