dimanche 28 février 2016

L'ENFANT SAUVAGE d'après le film de François TRUFFAUT

CINÉMA UTOPIA MONTPELLIER
Lundi 15 février à 20h30


Séance unique programmée et présentée par les étudiants de l'Université Paul Valéry Montpellier 3, en partenariat avec le Centre Culturel Universitaire.
La séance sera suivie d'une rencontre avec Frédérique F. BERGER, psychanalyste, chercheur associé, Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales de Montpellier, membre de l'Association Lacanienne Internationale.

3 Questions à FRÉDÉRIQUE F. BERGER (1)
Montpellier, le 11 février 2016.
Préparation de la rencontre avec l'Équipe étudiante Ciné-Campus :
Liana Carbone, Matthieu Eberhardt, Alice Posiere, Juliane Robert, Sarah Yaacoub.



- Ciné-Campus : Que pensez-vous de la méthode d'éducation du docteur Itard ?

- Frédérique F. Berger : Tout d'abord, il convient de dire qu'au moment où se fonde la médecine occidentale moderne à l'École de médecine de Paris, le jeune sauvage de l'Aveyron est le premier enfant dont on tente de comprendre et de soigner l'aliénation mentale. Il devient ainsi un cas paradigmatique pour les champs de la psychiatrie et de l'éducation. Et, parallèlement à sa tentative
de traitement et d'éducation par Jean Marc Gaspar Itard, cet enfant marque aussi la fin des illusions concernant la grandeur de la nature humaine issues du XVIII siècle. Comme tant d'autres enfants abandonnés régulièrement à cette époque-là, l'enfant sauvage, enfant abandonné, enfant sans nom, est aussi le symptôme d'une société en plein changement et bouleversement moral. C'est pour cela aussi qu'il a suscité tant d'intérêt scientifique et de curiosité profane...
La rencontre du docteur Itard avec l'enfant sauvage est également l'histoire du renoncement à l'idée de l'innocence fondatrice de la nature humaine et l'acceptation de la sexualité dans la vie affective et la culture. C'est donc la dimension métapsychologique de la vie psychique que le docteur Itard découvre à travers l'éducation qu'il tente de donner à celui qu'il va désormais nommer Victor, alors qu'auparavant ceux qui l'avaient capturé l'avaient remis à Constans-Saint-Esteve qui l'avait nommé Saint-Sernin ( -à-dire celui du village) puis l'abbé Bonnaterre auquel il avait été confié à Saint-Affrique l'avait nommé Joseph. Nomination et éducation sont donc au cœur de ce qui se passe pour cet enfant. Le docteur Itard lui doit d'ailleurs sa nomination officielle à l'Institution des sourds-muets et c'est ainsi que Victor devient objet de la science et que le docteur Itard s'inscrit dans l'histoire naissante de la pédopsychiatrie et de l'éducation spécialisée. Pour autant, la méthode éducative et les différents rapports qu'il a rédigés à ce sujet sont à même de dévoiler le sauvage que le docteur Itard porte en lui et la perversion des conditions d'éducations qu'il met en jeu.
Fureur pédagogique, maîtrise et emprise, dressage via la punition et la récompense, le docteur Itard incarne tout cela et fait ainsi l'impasse sur l'histoire de l'enfant, l'importance du langage et de la parole dans le processus d'humanisation. Alors en retour on pourrait se demander quel enfant a été Itard et qu'est-ce qui a marqué son histoire et son éducation ?

- CC : Victor vit un changement radical dans son mode de vie, y a-t-il un danger pour l'enfant ?

- FFB : En réalité, il s'agit d'un changement qui s'inscrit dans une série puisque le premier est intervenu lorsqu'il a été abandonné voire même laissé pour mort, vraisemblablement vers l'âge de 3/4 ans, dans les forêts de l'Aveyron et avait alors trouvé seul les ressources nécessaires à sa survie. Donc, je peux émettre l'hypothèse que pour Victor ce qui est dangereux ce sont les hommes
eux-mêmes, ceux qui l'on abandonné et ceux qui l'on capturé à maintes reprises comme un animal pour finalement l'envoyer à Paris où il devient à la fois un objet de curiosité pour les profanes et un objet d'expérimentations scientifiques et éducatives pour les scientifiques. Donc, il me semble que le danger ne vient pas toujours d'où on l'imagine. D'ailleurs, une fois que le travail éducatif mis en place par le docteur Itard aura échoué et que Victor ne suscitera plus d'intérêt, moyennant finances, il sera remis à Madame Guérin qui prendra soin de lui jusqu'à ce qu'il meure en 1828 oublié de tous et n'ayant jamais parlé. Alors que nous parlons encore de lui aujourd'hui...

- CC : La notion d'enfermement est esthétiquement très présente dans ce film. Selon vous, Victor est-il un enfant renfermé et solitaire, inapte à toute sociabilité ?

 - FFB : L'enfermement est celui qui marque le parcours de l'enfant, l'abandon, la tentative d'infanticide (cf.la cicatrice sur le cou), les différentes captures et séquestrations, l'envoi à Paris et l'éducation forcée, le dressage, les punitions (Cf. l'enfermement dans le cagibi),les récompenses, etc. La vie de Victor est celle d'un enfermement et des conséquences mêmes de la rupture des liens affectifs initiaux et de l'abandon à son sort dans un milieu hostile, celui de la forêt dans laquelle
il a malgré tout survécu.
L'enfermement est le résultat de la rupture des liens avec d'autres êtres et nous savons que ces liens passent par le corps, le langage et la parole qui participent au processus d'humanisation d'un enfant. Alors, loin d'être un enfant renfermé et solitaire, Victor est un enfant qui se protège de la relation à l'Autre et aux autres, qui a des difficultés avec la sociabilité et la socialisation et qui choisit les personnes avec lesquelles il noue progressivement une forme de relation. Et, c'est avec l'abbé Bonnaterre puis avec Madame Guérin et le docteur Itard qu'il réalise cela, parce qu'en s'occupant de lui (même si c'est par la voie de leurs propres manques), ils lui signifient un intérêt particularisé, ils lui parlent même s'il ne parle pas afin de nouer avec lui une humaine relation. Ils ont donc compris intuitivement que l'usage de la parole présuppose chez l'enfant un sujet auquel, dans le temps logique antérieur de la petite enfance, un Autre lui aurait donné un lieu d’énonciation dans une histoire. Pour terminer sur cette question, permettez-moi de citer Ortega : "C'est une idée désormais conquise que l'homme n'a point de nature, mais qu'il a, ou plutôt
qu'il est, une histoire (2). "

(1) Psychanalyste, chercheur associé, Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales de Montpellier - CRISES (EA 4424), membre de l'Association Lacanienne Internationale (ALI).

(2) Malson L., Les enfants sauvages et le problème de la nature humaine, Paris, UGE, 1964, p. 7.

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