mercredi 1 juillet 2015

Fous à délier

 par Mathilde Goanec, janvier 2015

Les derniers hôpitaux psychiatriques judiciaires italiens devraient disparaître dans les prochains mois. Cette mesure, saluée par les militants de l’abolition de l’enfermement, parachève un long combat contre les préjugés ayant trait à la dangerosité des malades mentaux. A Trieste, des pionniers expérimentent avec succès des approches thérapeutiques alternatives depuis le début des années 1970.


 A Trieste, on dit que la bora rend fou. Ce glacial vent du nord traverse chaque année la ville, s’engouffrant entre les immeubles sévères de la place de l’Unité italienne pour s’accrocher aux branches des arbres de San Giovanni. Dans ce parc, de petits pavillons verts sont les dernières traces de l’hôpital psychiatrique fermé au début des années 1970 par le médecin Franco Basaglia. Pour célébrer la fin de l’asile, malades, soignants et artistes avaient alors construit un immense cheval bleu en carton-pâte. Poussé hors du parc où vécurent reclus des années durant près de mille deux cents « fous », le cheval symbolisait le retour à la vie civique, la réappropriation d’une citoyenneté et un appel à une autre psychiatrie.

En 1978, une loi généralisa à l’ensemble du territoire l’expérience menée à Trieste, en ordonnant la fermeture de tous les hôpitaux psychiatriques. Cette décision, fruit d’un aggiornamento intellectuel et politique, mit du temps à s’imposer : le dernier établissement n’a mis la clé sous la porte qu’au mitan des années 1990. Il faut dire que l’hôpital psychiatrique italien avait longtemps été une terrible machine asilaire, immortalisée notamment dans le film Vertiges (1975), de Mauro Bolognini, très loin des systèmes français ou britannique, où s’échafaudaient déjà des solutions de rechange à l’enfermement (1). Après la seconde guerre mondiale, les asiles internaient encore plus de cent dix mille personnes.
A l’origine de ce bouleversement, il y a Basaglia, figure majeure de la psychiatrie alternative européenne. Né en 1924 à Venise (2), il fut détenu pendant plusieurs mois, à la fin de la seconde guerre mondiale, à cause de sa proximité avec un groupe antifasciste. Marqué par cette expérience, il n’a cessé de lutter contre l’enfermement. Inspiré notamment par la critique des institutions et du colonialisme développée par Michel Foucault et Frantz Fanon, il refuse cependant de s’inscrire dans le mouvement de l’antipsychiatrie. Car, pour lui, la simple remise en cause des hôpitaux psychiatriques ne suffit pas à annihiler le contrôle social et normatif exercé sur les malades. Même si ses vues convergent souvent avec celles de la psychothérapie institutionnelle défendue en France par Félix Guattari, Basaglia, assez peu porté sur la psychanalyse, a pris la tangente en prônant la destruction de l’institution et en œuvrant pour son dépassement.

« Mettre la maladie entre parenthèses »

Le psychiatre, après une première expérience d’« hôpital ouvert » à Gorizia, réussit son pari de fermer l’établissement de Trieste. Toute la hiérarchie est chamboulée, non sans peine : les médecins lâchent leur blouse blanche et abandonnent une partie de leurs prérogatives aux infirmiers, qui à leur tour quittent leur simple fonction de garde-chiourmes. Assistants sociaux et « experts en réhabilitation sociale » font leur entrée, de même que les coopératives de travail, qui permettent aux malades de recevoir un salaire en échange d’une activité. Le tout afin de « mettre la maladie entre parenthèses », cette grande idée de Basaglia qui, sans nier la pathologie, pense qu’« il n’y a de relation thérapeutique possible qu’avec un malade mental libre ». L’expérience inspire Marco Bellocchio pour son film Fous à délier (Matti da slegare), réalisé en 1975.

Soignants et associations de malades viennent du monde entier à Trieste pour comprendre comment une telle psychiatrie est possible. M. Roberto Mezzina, le responsable du département de santé mentale de la ville, précise la méthode : « La négociation est notre ingrédient principal. Et, même sans hôpital, nous défendons des services communautaires forts, avec des moyens, du soutien politique, du personnel formé et du temps pour travailler. » Pour remplacer l’hôpital à proprement parler, Basaglia, soutenu par un président de région plutôt visionnaire, avait imaginé des centres de santé mentale en ville, inspirés par le modèle anglo-saxon de Maxwell Jones (3).
Aujourd’hui, les quatre centres de Trieste sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre et disposent chacun de six ou sept lits, pour une agglomération de deux cent quarante mille habitants. Sur l’ensemble de l’Italie, on compte une moyenne de dix lits pour cent mille habitants, soit environ neuf fois moins qu’en France sur la période 2000-2010 (selon Eurostat). L’accent est mis sur l’accueil à la journée — en ambulatoire. Dans le centre Gambini, tout près de la principale rue commerçante de la ville, les personnes souffrant de troubles psychiatriques viennent prendre leur traitement, un repas, rencontrer une assistante sociale, un psychiatre ou un psychologue, participer à des activités ou à des groupes de parole. Personne ne reste ici plus d’une semaine ou deux, et seulement en cas de crise. Les patients vivent le plus possible en famille ou dans des foyers et appartements non médicalisés.

Des urgences psychiatriques existent toujours au sein de l’hôpital général. L’ambiance est décontractée : aucune porte n’est fermée, tout est clair, propre, accueillant. Huit lits seulement. La contention (le fait d’être attaché sur un lit ou un fauteuil) est bannie. La loi italienne réserve le traitement sanitaire obligatoire à des situations exceptionnelles, en dernier recours, et le limite à une semaine au maximum. « Clairement, pour nous, l’hôpital est pathogène, explique Mario Colucci, psychiatre et coauteur avec le philosophe et épistémologue Pierangelo Di Vittorio d’un livre sur Basaglia (4). Mais la crise est toujours possible, pour un schizophrène, par exemple, en proie à une psychose intense. S’il arrive aux urgences, il doit tout de suite sentir qu’il ne s’agit pas d’une prison, qu’il n’a pas d’ennemi dans ces murs, et qu’il pourra sortir rapidement. C’est essentiel pour faire accepter un traitement. » D’où un gros travail, en amont, de mobilisation du territoire, via des ateliers mêlant malades et bien portants, avec une sensibilisation des forces de l’ordre.

Le processus de « désinstitutionnalisation » ne s’est pas achevé avec la mort de Basaglia, en 1980. La réhabilitation sociale prend aujourd’hui d’autres formes, d’autant que la crise économique et le contexte idéologique conservateur compliquent la tâche des coopératives de travail, les pivots du dispositif. Le département de santé mentale expérimente les « budgets personnels », c’est-à-dire une somme allouée à l’issue d’un contrat passé avec le bénéficiaire, qui s’engage sur un projet : une formation, le lancement d’une activité professionnelle, artistique... « Ce qui fait d’un malade un exclu tient aussi à tout un système : la loi, la domination économique et sociale, le rapport de classe... La dimension politique était évidente pour Basaglia et reste un enjeu déterminant », rappelle Di Vittorio. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a reconnu la qualité du travail fait à Trieste. Aucun débordement majeur n’a été constaté. L’hospitalisation sanitaire obligatoire concerne moins de 10 % des patients, tandis que le taux de suicide (déjà faible en Italie) a été divisé par deux entre 1990 et 2011.

Cette approche n’a pas toujours convaincu. « Beaucoup de médecins étrangers ont dit que le pays avait abandonné ses malades, rapporte l’historien de la médecine Jean-Christophe Coffin. Dans les années 1970, la gauche radicale française a par exemple considéré que, si l’on réduisait la place de l’hôpital public, on réduisait de fait le rôle de l’Etat. C’est une méprise, car c’est l’institution qui était visée par Basaglia, pas le soin. » Lucien Bonnafé, psychiatre français et militant communiste, ou encore Jean Oury, fondateur de la clinique de La Borde, ont critiqué Basaglia tout en le rejoignant dans sa volonté de modifier l’organisation psychiatrique ainsi que dans sa dénonciation de la marginalisation du fou, associé au pauvre. « On retrouve une ambivalence de même type dans le cadre italien, puisque Basaglia et la ville communiste de Parme [où il exerça un temps] ont entretenu un rapport compliqué... en tout cas plus compliqué qu’à Trieste, où le maire de l’époque était démocrate-chrétien. »
Aujourd’hui, nombre de collectivités italiennes ne jouent pas complètement leur rôle, par manque de moyens ou frilosité politique. A Milan ou à Rome, certains centres ne sont ouverts que quelques heures par jour, ce qui pousse les malades en crise dans la rue ou aux urgences générales. D’autres régions se délestent de leurs malades vers les cliniques privées, sans égard pour ceux qui n’ont pas les moyens d’y recourir. Et demeure un angle mort, réminiscence du passé asilaire, qui assombrit fortement le tableau : les hôpitaux psychiatriques judiciaires (en italien ospedali psichiatrici giudiziari, OPG), des unités psychiatriques installées en prison, sous la double tutelle des ministères de la justice et de la santé. Près de huit cents personnes sont internées dans les six établissements restants (lire « Les dernières prisons asilaires »).

En finir avec les OPG nécessite de se donner les moyens de soigner réellement tous les malades, alors que depuis ses origines on enjoint en priorité à la psychiatrie de protéger la société des « fous ». Basaglia le disait dès 1968 : « Où sont les responsabilités ? Un homme en état de quitter l’hôpital et qui se voit repoussé par ses proches, par son employeur, par ses amis, par une réalité qui le vomit comme un homme de trop, que peut-il faire sinon se tuer ou tuer quiconque a pour lui le visage de la violence qu’on lui inflige ? » L’expérience réussie à Trieste résout en partie ces contradictions : « Je refuse de croire à une sorte de “spécificité sociale” attachée à notre région, souligne Mme Giovanna Del Giudice, ancienne psychiatre de Trieste et membre du collectif national Stop OPG. J’ai travaillé à Cagliari, en Sardaigne, où la situation était très dégradée. En 2004, il y avait soixante-quatorze personnes dans l’OPG provincial. A mon départ en 2009, quarante-trois. Aujourd’hui, dix seulement. Et cela grâce à un président de région éclairé qui a mis le renforcement du soin en santé mentale au centre du dispositif. » Selon un responsable de service au ministère de l’intérieur, les autorités estiment aujourd’hui que seule la sortie de 8 % des personnes internées poserait des problèmes. La fermeture officielle des OPG pourrait, après de longues tergiversations, avoir lieu en avril prochain. La fin de l’asile relève bien d’une aventure politique.

Mathilde Goanec
Journaliste.
(1) Par exemple la politique du secteur en France, conçue pour lutter contre une forme d’ hospitalocentrisme et favoriser un soin hors les murs.
(2) Son œuvre maîtresse est L’Institution en négation, Arkhê, Paris, 2012 (1re éd. : 1968).
(3) Psychiatre britannique (1907-1990) considéré comme le père de la « communauté thérapeutique », qui proscrivait les médicaments et défendait une approche de réadaptation sociale.
(4) Mario Colucci et Pierangelo Di Vittorio, Franco Basaglia. Portrait d’un psychiatre intempestif, Erès, Toulouse, 2005.
tites touches, les gouvernements successifs ont démantelé la psychiatrie publique. La suppression de dizaines de milliers de lits dans les hôpitaux s’est accompagnée d’une approche de (...)

Jean-Louis Aguilar-Anton / Art'Blogueur