dimanche 19 octobre 2014

Psychanalyse et Médiation Artistique par Sylvia FERRARO (chapitre 2)

Chapitre 2 -suite.

La question esthétique.
 Certaines approches de la Psychologie et de la Psychanalyse se sont aventurées à "interpréter" des œuvres d'art en essayant de comprendre ainsi une modalité symbolique qui se rattache au rêve, la fantaisie et la vie imaginative. 
 De cette façon peut-être peuvent-ils s'approcher des motivations internes de l'artiste mais ils ne peuvent pas rendre compte de la totalité du phénomène artistique. Un signe éloquent de cela consiste en ce que, par exemple, ils ne peuvent pas offrir des critères de qualité artistique. C'est que par sa propre nature l'Art est irréductible et déborde ces considérations.

De mon point de vue, introduire l'Art dans le set thérapeutique implique inévitablement de convoquer, dans une forme assumée ou non, la dimension esthétique inhérente. Cela implique la nécessité d'une réflexion sur les problèmes relatifs à la fonction esthétique à travers l'histoire de l'Art, en incluant l’Art contemporain. 

La fonction esthétique remonte aux origines de l'homme : le sentiment du sublime, la nécessité de beauté et de transcendance distingue particulièrement la condition humaine.
 Je cite Sara Paín : "depuis le début de son histoire, l'Homme a ajouté à la fabrication des objets un excédent non fonctionnel, lié à la forme et à la décoration. Le travail ... il était tel marqué par son individualité et son unicité ... et voilà qu'il représente une tentative de survivre" dans l'oeuvre (18).
 A juste titre cette auteure  remarque que déjà le bébé est un objet esthétique. Le plaisir qu’il nous produit de le contempler lui fait sentir à son tour notre admiration. 
Le plaisir ou le mécontentement, le beau et le laid ce sont des notions que la culture transmet à tous les êtres humains à travers la famille, l'éducation, et aujourd'hui les médias. Depuis le commencement de la vie, les gestes d'approbation ou de désapprobation, d'admiration ou de rejet qui ont été montrés à l'enfant face à chacune de ses expériences avec son environnement, avec ses semblables, avec son propre corps, l'imprègnent d’esthétisme et forment son sens esthétique. Il s'agit donc d'une dimension constitutive du sujet, d’un système de références qui oriente son évaluation du monde et  de soi même et qui se rattache étroitement à son sens éthique.
 Dans le domaine de la clinique avec l'Art, ces aspects sont déployés par le patient et nous présentent son histoire, son environnement et son processus de subjectivation.

       Le transfert
Les mouvements transférentiels se manifestent aussi dans la dimension expressive-artistique mise en jeu. L’on pourrait dire qu'il y a une imbrication indissociable des processus thérapeutiques et créatifs.
 Une patiente adolescente avec un lien historiquement conflictuel avec sa mère, travaille autour de sa féminité en sculpture en argile. Elle donne forme a des figures humaines qui peu à peu donnent naissance à un être féminin : en partant des corps asexués elle commence à travailler des formes de plus en plus arrondies jusqu'à ce que la boue acquière une claire forme de corps de femme. Elle exprime ainsi dans les sculptures un processus analytique mais elle déclare avec surprise que les sculptures lui "rendent" aussi des nouveaux éléments d'analyse.

Au milieu du processus, une fois obtenue une certaine synthèse encore précaire, elle rêve qu'elle me cherche dans la rue sans pouvoir me trouver pour me montrer ses sculptures faites avec de la boue que la pluie menace de diluer. Le discours expressif - artistique se mêle avec l'onirique  et le verbal, rythmé par le mouvement transférentiel.
 La série de "femmes de boue" finissent pour elle quand elle peut m'offrir une belle tête de femme africaine qui dans le revers présente un trou généreux dans lequel l’on  reconnaît la forme d'un utérus. Elle exprime ainsi son propre creusement, le renoncement à la complétude, la reconnaissance de l'espace thérapeutique comme le continent de l'affection et de la pensée.

Egalement chez le thérapeute seront présentes les évaluations esthétiques, qui doivent être bien connues, exhaustivement analysées et clairement assumées, du même que d’autres aspects de sa personnalité.
 Nier ces aspects, ou ne pas prendre en considération cette dimension peut signifier une mutilation du processus et du patient et même le risque de l'imposition non consciente des évaluations du thérapeute. Le patient doit être soutenu dans sa recherche  expressive et un objectif désirable consiste en ce qu'il puisse trouver une signification dans sa création ou trouver dans l'Art une forme de compréhension, de soulagement.

L'effet esthétique de plaisir, soit face à ce qui se passe dans le processus créateur comme la réussite de certaine synthèse, soit de la contemplation ou l'écoute des œuvres d'art dans lesquelles le patient trouve une résonance, se rattache souvent aux mouvements d'insight, d'un agrandissement de la disponibilité de soi-même, d'une croissance mentale. "L’émotion esthétique a souvent le pouvoir d'engendrer un fonctionnement psychique nouveau en créant un effet de surprise ou de surprenante étrangeté" (7), qui peuvent être décisifs dans le cours du traitement.

Jacques Derrida (1978, citée par Paín) rachète l'essence du phénomène esthétique quand il dit : "L'évaluation mathématique de la taille n'arrive jamais à son maximum. L'évaluation esthétique y arrive; et ce maximum subjectif constitue la référence absolue qui éveille le sentiment du sublime : c'est le corps qui s'érige comme unité de mesure".
 Berenson, cité par Lewis Rowell dit par rapport aux Arts Visuels : "le moment esthétique c’est cet instant fugace ... dans lequel le spectateur se trouve dans une unité avec l'oeuvre d'art … Tous les deux deviennent une entité unique : le temps et l'espace  sont abolis et le spectateur est possédé par une reconnaissance ... c'est un moment de vision mystique" (20).

L'expérience esthétique est une expérience de symbolisation.

 Apollon et Dionysos.

 Je pense que l'Art représente en soi-même une activité intégratrice, parce qu’elle convoque l'émotion et la cognition, le rationnel et l’irrationnel, la forme et le contenu. Il n'est pas possible de considérer proprement l’artistique au déploiement technique dans soi-même s'il est vide d’émotion ou d’idée. L’on ne peut considérer l’artistique comme  l’émotivité dépourvue de forme.

"Les Grecs ont fait une claire distinction entre la matière et la forme... Le concept général de forme était un principe activeur qui, après être appliqué à la matière passive et indéterminée la transformait en résultat artistique : une statue, un temple … une chanson ou une danse." (20) Sans forme, la substance était vague, indéfinie, illimitée et par conséquent méconnaissable.
 Herbert Marcuse *4 synthétisait : "Une oeuvre d'art n'est pas authentique ou vraie ni en vertu de son contenu ni en vertu de sa forme"pure", mais parce que le contenu est devenu forme". 

Friederich Nietzche dont la pensée se rattache à celle de Freud a choisi les termes  apollinien et dionysiaque pour se référer à ce qu'il voyait comme les deux impulsions centrales de la culture grecque dans son oeuvre "La naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la Musique".
 Apollon symbolise tout ce qui est ordonné, modéré, proportionné, rationnel, compréhensible et clair dans sa structure formelle. Dionysos, dieu du vin et seigneur des orgies et du théâtre, symbolise tout l'extatique, désorganisé, irrationnel, instinctif, émotionnel; c'est-à-dire, tout ce qui tend à abolir l'individualité.

Nietzche expose que "l'évolution progressive de l'Art est le résultat de l'esprit d'Apollon et de l'esprit dionysiaque, de la même manière que par la différence des sexes la vie est perpétuée". Ces deux forces, dit-t-il, "émanent de la même Nature" et sont conjugués par "le feu de l'artiste humain" : 
 Il conclut en disant que "la vraie nature de l'illusion apollinienne" est "de veiller sans cesse ... l'action dionysiaque", et de cette façon, "on atteint, la fin suprême de la tragédie et de l'Art".

Les notions de "forme significative" et d’ "unité organique" dans l'œuvre d'art, ont un large consensus dans les analyses esthétiques. Il me semble inévitable de remarquer la relation profonde entre ces concepts et l'équilibre psychique humain.
*4 Cité par Paín (18)

Fin du chapitre 2.