dimanche 15 juin 2014

Les états d'agitation | partie 3

CRISES DE NERFS ET AUTRES DÉBORDEMENTS par Adeline Gardinier

Double langage dans le soin
Lorsqu'un patient hospitalisé n’est pas entendu dans la dimension réparatrice de ses conduites excessives, il risque de se sentir bafoué et freiné dans l’expression de son identité personnelle. La peur qu’il provoque chez les soignants, engendrée par la dimension non encore maîtrisée de son essai d’individuation, peut créer en lui une révolte interne très bruyante.

Trop souvent, de nouveaux débordements sont provoqués, de façon non intentionnelle, par les conduites des soignants. La forte répression et dépréciation de ces élans d’émancipation provoquent un grand stress entre soignant et soigné. Le malade se voit court-circuité brutalement dans un mouvement psychique coûteux. Il est critiqué là où il est admirable. Il ose enfin défier ses peurs d’autonomisation par le biais d’un cadre neutre et thérapeutique mais il est dissuadé et jugé sévèrement par ces mêmes personnes qui l’ont pourtant encouragé auparavant à se lancer dans ce défi méritant ! Le soignant a engagé son patient dans un double lien : différencie-toi sans te différencier…


Zoé et le sentiment d’injustice

Zoé, 49 ans, a été hospitalisée à de nombreuses reprises pour recrudescence d’angoisses et d’idées noires. Depuis plus de trente ans, elle entretient une sorte de relation sadomasochiste avec son ex-conjoint, qui l’enferme dans une position indifférenciée très dangereuse. Lors de ses séjours, elle exprime son incapacité à énoncer ses frustrations et ses colères. Elle craint des conséquences catastrophiques si elle ose parler de son ressenti. Zoé a expérimenté, dans cette union conjugale pathogène, les résonances dangereuses de l’expression de soi. Ainsi, lorsque qu’elle commence à s’affirmer, au fil d’hospitalisations renarcissisantes, le caractère encore grossier de la démarche attire les plus vives réactions de l’équipe. Zoé est dans des provocations, des refus, des comportements volages, des brusqueries verbales, des sourires ironiques et des oppositions passives irritantes. Ces excès traduisent ses propres résistances à changer. Indirectement, elle teste également le cadre thérapeutique. Pourra-t-il lui démontrer qu’elle est vraiment autorisée à moduler ses rôles et fonctions dans ses divers systèmes d’appartenance ?

Lors d’un entretien avec le psychiatre, Zoé fait une crise de nerfs impressionnante. De lourds sanglots et des raclements aigus l’empêchent de parler. À distance, cette réaction s’explique. Le médecin a demandé à ce que Zoé souffle dans un éthylotest à chaque retour de ses sorties. Cette prescription a été posée suite à de nombreuses irritations des soignants face à ses comportements croissants de désinvolture et d’agressivité. Zoé a confié que cette procédure lui rappelait étrangement l’injustice, l’insécurité et la trahison vécues dans sa relation de couple. Son corps bruyant mimait la détresse à être entravée dans une légitimité d’expression. Son état d’agitation traduisait l’avortement d’un mouvement laborieux d’autonomisation. La crise était née d’une tension à laquelle s’était surajoutée celle provoquée par l’autorité illégitime du médecin. Sa dynamique évolutive avait été court-circuitée brutalement.

La contenance des pulsions hostiles ne doit ainsi pas être confondue avec leur répression. Cet amalgame conduit le patient dans conflits internes qui découlent des propres dysfonctionnements des soignants. Par ailleurs, l’ancien compagnon de Zoé était, de plus, gendarme ! L’équipe a reproduit, involontairement, le message sadique du mari agresseur : le non droit de choisir sa place dans un système et le devoir de répondre à des ordres groupaux arbitraires.


Crise d’adolescence ?
La période charnière entre l’enfance et l’adolescence est bien sûr un temps de remaniement essentiel des rôles et des fonctions dans le système premier. Il n’est donc pas rare de constater des troubles comportementaux impressionnants chez des jeunes dont le groupe d’appartenance est rigidifié dans des codes fonctionnels précis. La tentative de différenciation naturelle de l’être en devenir est alors source de nombreux états chaotiques.

Léa dans le flou thérapeutique

À 17 ans, Léa est empêtrée dans un fonctionnement limite depuis plus de deux ans et elle entame un travail psychothérapeutique. Les automutilations, les passages à l’acte auto et hétéro agressifs sont réguliers. Ils s’accentuent et l’adolescente se réfugie de plus en plus dans un fonctionnement psychotique. Lors des hospitalisations, des crises anxieuses et agressives se déclarent brutalement. Cependant, si on se penche sur leur origine, les indices d’une entrave thérapeutique au processus d’individuation apparaissent systématiquement. Léa revit avec les soignants la confusion du discours contradictoire de sa famille : autonomise-toi sans t’autonomiser ! D’un côté, l’équipe lui tient un discours rassurant de contenance et d’encouragement à l’émancipation.

D’un autre coté, les actes cliniques traduisent une dynamique contraire. L’insuffisante prise en compte du contexte familial, l’attitude défensive infantilisante des soignants, le renforcement involontaire du discours enfermant des parents par l’équipe donnent ainsi lieu à de nombreuses situations paradoxales. Léa est responsabilisée dans ses décisions personnelles mais dans un même mouvement, des consignes médicales rigides lui sont administrées. Elle est régulièrement assurée du soutien de l’équipe dans sa démarche d’émancipation mais brutalement un ordre de sortie définitif par le médecin est posé sans justification et sans la consulter. Léa réagit à ce flou thérapeutique par l’expression d’une tension intenable et d’une décharge dans des passages à l’acte. Que d’énergies frustrées à être systématiquement rattrapée dans ses élans coûteux d’avancement !

L’adolescence est ainsi une des étapes où un besoin signifiant d’émancipation peut faire éclater, dans des attitudes théâtrales, un modèle de fonctionnement systémique enkysté. Toutefois d’autres événements accidentels ou du cycle de la vie sont susceptibles de venir dénoncer et débrider un processus d’individuation insuffisant. Le comportement désorganisé signe alors la frustration sévère d’une personne à être compromise, par les siens ou le monde soignant, dans un élan personnel méritant.

En conclusion

Dans certains contextes, des débordements psychomoteurs, des passages à l’acte paraissent ainsi liés à un processus interne épuisant et positif, frustré dans son ébauche. La perspective systémique permet d’éclairer des réactions secondaires aux traitements, des décompensations bruyantes. En effet, l’écho paralysant de la chimie sur l’émergence d’un processus psychique débridé parasite le mouvement thérapeutique en cours. L’antalgie médicamenteuse frustre une élaboration structurante et délicate enfin mise en marche. La détente organique est en effet redoutée à un moment de haute vigilance psychique !

Entre relâchement important du corps et pression extrême de l’esprit, l’agitation sollicite une décharge de tension née de ces deux dynamiques opposées. Dans cette perspective, les états d’excitation sont un bon indicateur du problème et des solutions à mettre en œuvre. Ces symptômes pointent non pas les incohérences du sujet mais plutôt celles des systèmes extérieurs. Paradoxalement, ces comportements désadaptés mettent en relief une inversion des rôles où le patient est un soignant qui s’ignore et est ignoré par ses pairs dans sa fonction auto-curative. Dans ses débordements, il semble nous crier, de manière désespérée, une vérité thérapeutique. Ne nous transmet-il pas, avec frustration, un paradoxe contextuel : la réalité déstructurante n’est pas la mienne mais celle d’autrui. Le monde extérieur lui renvoie des messages contradictoires dans une confusion à saisir les dynamiques systémiques l’environnant ! La personne agitée est alors victime de sa trop grande lucidité retrouvée et du trop grand aveuglement de ses systèmes d’appartenance.

Mise en ligne avec l'aimable autorisation d' Adeline Gardinier-Salesse