dimanche 8 décembre 2013

Le Bouddhisme en psychiatrie et dans les psychothérapies

Mis en ligne avec l'aimable autorisation du Dr Jean-Paul Bossuat, Directeur de la publication et de la Rédaction de la Revue PsyCause.
Cet article fait partie du N° 64 spécial Cambodge de la revue PsyCause qui sortira mi-décembre 2013.

01-couv-64La totalité du numéro est consacrée aux Actes du congrès de Siem Reap/Angkor « Le bouddhisme en psychiatrie et dans les psychothérapies » (20 et 21 novembre 2012).

Ce congrès est né du hasard de rencontres et de la conviction du Pr Ka Sunbaunat, doyen de la faculté de médecine à l’Université des Sciences de la Santé de Phnom Penh et directeur du programme national de santé mentale au ministère de la santé du Cambodge, quant à la pertinence d’organiser dans son pays une manifestation scientifique au cours de laquelle des Occidentaux et des Orientaux allaient échanger des idées sur l’intérêt du bouddhisme dans le soin psychiatrique et psychologique. Dans un Cambodge qui a manqué de très peu l’anéantissement au cours des affrontements idéologiques meurtriers des années 1970, cette rencontre avait une haute valeur symbolique. Que le Pr Ka Sunbaunat ait donné sa confiance à Psy Cause, nous honore… et nous engage. Ajoutons que la directrice du département de psychologie de l’Université Royale du Cambodge, la Pr Nhong Hema, s’était jointe à ce projet.




02-communication-SunbaunatNotre dossier est ouvert bien évidemment par le Pr Ka Sunbaunat. Il nous présente le bouddhisme comme un « mouvement anti-torture », ajoutant que « le bouddhisme apprend au peuple à mener sa vie dans une manière saine, heureuse et progressiste. » Cet auteur est lui même un rescapé d’un massacre à l’échelle d’un pays dans lequel un Cambodgien sur quatre a trouvé la mort. Pendant quatre longues années, il est parvenu à tromper les Khmers rouges sur sa qualité de médecin qui justifiait la mort immédiate, en les persuadant qu’il était un paysan. Il est sorti de cette épreuve, convaincu que la psychiatrie devait être la priorité de la faculté de médecine de Phnom Penh et que le peuple cambodgien devait retrouver dans ses racines culturelles bouddhistes, la résilience et la paix de l’esprit. Le bouddhisme est, selon lui, essentiel dans une approche de la santé mentale au Cambodge.




Suit la communication de Mr François Daniel Alberola, psychologue français venu enseigner au Cambodge (à l’Université Royale de Phnom Penh) et qui avait décoré la salle du congrès avec une galerie d’art bouddhiste dont certaines œuvres illustrent notre dossier. Il situe son intervention dans le questionnement d’un homme du début du XXI° siècle après03-Alberola-20.11.12 l’effondrement des illusions idéologiques : « la réfutation de la cosmologie-éthique grecque et celle de la théologie-éthique chrétienne ont inauguré, à partir du dix septième siècle, la philosophie moderne, celle du sujet souverain (R. Descartes) de la liberté (J.J. Rousseau) et celle de la philosophie humaniste (E. Kant), qui ont fait surgir la révolution et les droits de l’Homme : fondement de notre conception du progrès et de la civilisation.  Au dix neuvième siècle, les philosophes du soupçon démystifieront le socle de l’idéologie idéaliste  et la métaphysique de la subjectivité (F. Nietzsche, M. Heidegger) ainsi que la conquête du capitalisme libéral (K. Marx). Après la réfutation des illusions et la fin des idéologies, l’homme moderne individualiste narcissique et incertain subit une nouvelle aliénation, celle de l’Avoir à la défaveur de l’Être. Ce qui incite certains à se demander si un deuxième humanisme ne serait pas à réinventer (L. Ferry) et  certains autres de se demander si les grandes sagesses ne gagneraient pas à être revisitées (K.Jaspers). Le psychologue cambodgien n’échappe pas, dans la conceptualisation de sa thérapie, à cette interrogation qui dévoile le meilleur et le pire de chaque culture… »





04-offrandes-de-ben-aux-defunts-Pursat-2011-Avec le troisième auteur, l’anthropologue Anne Guillou, nous sommes au cœur de la problématique de résilience d’un peuple qui, de 1975 à 1979, a perdu le quart de sa population lors d’une dictature sanguinaire et déculturante, celle des Khmers rouges. Son étude porte sur les rituels funéraires pratiqués en faveur des victimes en bordure d’un charnier : « calmer sa propre souffrance, c’est d’abord s’occuper de celle des défunts. Pratiquer les rituels pour les morts assure la résilience des vivants. » L’auteure est Docteur en anthropologie. Spécialiste du Cambodge, elle exerce au CNRS, Centre Asie du Sud-Est, Paris. Elle conduit une recherche dans un village (Pursat) situé au sud du grand lac Tonlé Sap, en bordure d’un champ d’exécutions par les Khmers rouges.


05-oeuvre-de-Vann-NathLe groupe des professionnels français a pu, en post congrès, visiter à Phnom Penh ce terrible musée qu’est le S21, une école transformée par les Khmers rouges en centre de tortures et d’exécutions de victimes désignées ennemies du peuple, qui n’a rien à envier d’Auschwitz. Là nous avons pu rencontrer l’un des seuls sept rescapés parmi les 17000 prisonniers de ce lieu ! Il s’agit de Vann Nath qui dut sa survie à la qualité de ses peintures de Pol Pot. Libéré par l’armée vietnamienne en 1979, il se mit à peindre les horreurs qu’il avait connues, pour témoigner, ses œuvres étant exposées dans le musée. Certaines illustrent de façon très réaliste ce qu’il se passait dans ces champs d’exécution du type de celui de Pursat.




06-cours-medecineLe système de soins en santé mentale au Cambodge a été élaboré dans les années 1990, suite à la destruction totale du dispositif de psychiatrie par le régime des Khmers rouges. L’article des Prs Ka Sunbaunat et Chak Thida (Chef du service de psychiatrie à l’Hôpital de l’Amitié khméro-soviétique de Phnom Penh) met en évidence l’importance du travail accompli et l’ampleur de la tâche à venir pour prendre en charge une population traumatisée par son passé récent. Il raconte comment en 1994, la Norvège fut le premier pays à s’engager à fond dans la formation des psychiatres cambodgiens. La formation de psychiatres fut rapidement suivie de celle d’infirmiers psychiatriques. De 1994 jusqu’à novembre 2012, ont été formés 43 psychiatres et 40 infirmiers psychiatriques. De plus, 254 médecins généralistes et 269 infirmiers d’état ont été formés en Soins de Santé Mentale de Base, selon une formation intensive de trois mois.

07-PsychologieLa Pr Nhong Hema, Professeur de psychologie, directrice du Département de Psychologie de l’Université Royale de Phnom Penh, fait une présentation de son département, met en évidence les diplômes de psychologie délivrés et les perspectives pour les étudiants. Historiquement, là aussi, l’aventure a commencé en 1994, date de début du premier projet de santé mentale depuis le départ des Khmers rouges en 1979. C’est que la guerre entre l’armée vietnamienne et les Khmers rouges s’est poursuivie une dizaine d’années. Les élections de 1993 sous le contrôle de l’ONU ont véritablement donné le coup d’envoi de la reconstruction dans un contexte pacifié. La Pr Nhong Hema insiste sur l’importance de la langue française dans l’enseignement de la psychologie au Cambodge, avec le rôle important de l’AUF (Francophonie) qui forme des étudiants au master 2 à Hanoï et au doctorat à l’université de Toulouse.

08-PsychotropesL’hôpital de l’amitié Khmero-Soviétique de Phnom Penh abrite depuis 2005 une unité d’hospitalisation de Psychiatrie. Cette sixième communication au congrès de Siem Reap porte sur le service de consultations externes attenant. Les auteurs, les Prs Ka Sunbaunat, Chak Thida et Pauv Bunthoen, ainsi que le Dr Pheng Thavrin, écrivent que « ce service est considéré actuellement comme le plus réputé et le plus grand du Cambodge et recoit environ 200 patients chaque jour dont 20 à 30 nouveaux cas par jour.» Ils précisent que l’ensemble l’unité (consultations externes et hospitalisation) dispose de 11 psychiatres, 2 médecins généralistes, 3 infirmiers psychiatriques, 11 infirmiers d’état et 2 pharmaciens. Et qu’en matière de locaux, le service est composé de 10 salles de consultations ainsi que de 2 chambres d’hospitalisation avec une capacité de huit lits, dont une salle pour hommes et une autre salle pour femmes.

09-MoritaAprès ces trois articles techniques sur la situation de la psy au Cambodge, nous partons pour le Japon. Le Pr Shigeyoshi Okamoto nous parle de la thérapie inventée par le psychiatre japonais Morita et pratiquée à l’hôpital Sansei de Kyoto, inspirée du Zen : « Morita lui-même, qui, dans sa petite enfance, avait été terrorisé par des images de l’enfer qu’il avait vues sur le plafond d’un temple de son quartier, a longtemps souffert d’une névrose d’angoisse. Dans le but de devenir psychiatre, il est entré à la faculté de médecine de l’Université de Tokyo mais l’angoisse qu’il éprouvait l’empêchait de se concentrer sur ses études. S’étant finalement abandonné au désespoir, il a renoncé à tout effort pour remédier à cette angoisse. Et il a vu totalement disparaître sa sensation d’angoisse. C’est-à-dire que contre toute attente, ses symptômes d’angoisse avaient complètement disparu. Une telle expérience personnelle est un des facteurs qui ont motivé la création ultérieure de sa thérapie. » La thérapie de Morita prône que c’est contreproductif de vouloir résister au symptôme. La quintessence  de la Thérapie de Morita « ne se résume à rien d’autre que cela : il faut vivre en obéissant à la nature. Dans notre vie, il n’y a qu’à vivre en obéissant docilement à la nature du monde intérieur de l’homme de même qu’à la nature en tant qu’environnement du monde extérieur. C’est là la sagesse même du bouddhisme. » La technique pratiquée par le Dr Morita consiste en quatre étapes sur 40 jours. La première est le coucher absolu pendant 8 jours. Elle vise à ce que le patient accepte son état d’angoisse intérieure comme faisant partie de lui et s’en détache. Les étapes suivantes consistent en une redécouverte du monde par des activités progressives et de plus en plus socialisantes.

10-Shigeyoshi-OkamotoLe Pr Shigeyoshi Okamoto s’interroge sur l’influence du pragmatisme américain dans son pays depuis l’après guerre qui, avec le cognitivo-comportementalisme, a vidé la thérapie de Morita de sa substance bouddhiste. Il ajoute cependant : « curieusement, depuis quelques années, avec l’introduction de la « mindfulness meditation » qui est une psychothérapie bouddhique née en Occident », il y a, ironie de l’histoire, un retour du bouddhisme dans le soin, au Japon, via l’Occident.





La communication canadienne à Siem Reap sur la « Thérapie de la pleine conscience » prend donc, à ce point du dossier, toute sa place avec l’article canadien qui la formalise, de Mme Myriam Fay et du Pr Raymond Tempier. La présentation de cette technique, avec des travaux pratiques, lors du congrès de Psy Cause au Canada, le 6 octobre dernier au Château de Montebello, était dans la continuité du congrès de Siem Reap. C’est un fait que, malgré le 12-Kompong-Tralach-17.11.11contexte scientifique très objectivant de l’Amérique du Nord, une thérapie d’inspiration bouddhiste y trouve maintenant sa place comme l’écrivent les auteurs : «  Les définitions de la pleine conscience  dans  les sciences cliniques occidentales en tant que contrôle de l’attention ou conscience métacognitive manquent d’emphase en ce qui concerne la réflexion éthique profonde, l’importance de la pratique personnelle investigatrice et du développement lent et progressif de cette pratique. Parce que la pleine conscience est un construit qui origine du bouddhisme, et n’est apparue que récemment dans la science occidentale, il n’est pas surprenant qu’il y ait un défi considérable à définir, opérationnaliser et quantifier ce construit. » Que la Thérapie de Morita puisse en retour bénéficier d’une réévaluation au Japon, pourrait justifier un troisième volet pour Psy Cause … au Japon.




13-GriguerLe dossier s’achève avec deux regards occidentaux, celui du Dr Jean Louis Griguer à propos de la phénoménologie qui crée un pont entre l’Orient et l’Occident, celui du Dr Jean Marie Rebeyrol qui fait un parallèle entre le bouddhisme et la psychanalyse. Le Dr Jean Louis Griguer, psychiatre Chef de pôle à Valence et docteur en philosophie, s’interroge sur un pont ouvert par la phénoménologie entre l’Occident et l’Orient, en référence aux travaux de philosophes comme Husserl, père de la méthode, Heidegger qui a préparé comme aucun autre penseur cette rencontre avec la tradition bouddhique, Nishida, fondateur de l’école de Kyoto, et de Kimura Bin, psychiatre japonais. Cette ouverture est un de nos possibles pour recouvrer l’espace du monde qui se restreint chaque jour.






Le Dr Jean Marie Rebeyrol, psychiatre à14-AngkorBordeaux, intervient, lui, non pas en tant que communicant mais en tant qu’observateur de ce congrès de Siem Reap auquel il a participé. Il s’essaie à trouver des rapprochement entre le démarche bouddhiste et la démarche psychanalytique en particulier lacanienne. Après avoir rappelé que très tôt, dans les temples d’Angkor (en particulier dans Le Bayon), le bouddhisme a fait son entrée au Cambodge, il recherche des similitudes entre bouddhisme et psychanalyse et, par exemple, écrit par exemple : « Dans le bouddhisme, nous ne pouvons parler de réincarnation puisque l’être est sans chair, se réduisant à une vacuité. Rejetant tout rapport de la créature à son créateur, toute transcendance où même les dieux sont soumis à la loi de l’Impermanence, le bouddhisme rejette du même coup tout argument ontologique qui spécifierait l’être comme humain. Aussi le sujet de la chaîne des transmigrations ne trouve existence sous des formes diverses qu’à être réduit à une vacuité déterminée par des traces des existences antérieures qu’il fait siennes dans une forme de fatalisme, soit une chaîne désincarnée et du coup quelque peu impersonnelle. Aussi pourrions-nous qualifier cette chaîne des transmigrations d’imaginaire dans les formes qu’y prennent les existences, et purement symbolique dans les traces qui les déterminent, mais sans dimension réelle du sujet.
Tel n’est pas le cas de celle langagière de la parole, où la question de l’être est réductible à l’objet du fantasme par quoi le sujet est inscrit singulièrement dans la chaîne. Ou encore de façon organique par les orifices réels des objets de la pulsion, ou dans la dimension réelle de la jouissance qui échappe au pouvoir de symbolisation du langage. Soit une chaîne langagière réelle en tant qu’incarnée, symbolique dans son pouvoir de symbolisation et imaginaire par le sens qu’elle véhicule. Comme on peut parler d’un corps réel dans sa jouissance, symbolique en tant que langagier et imaginaire comme moi spéculaire. »


15-S21Le Dr Jean Marie Rebeyrol achève son article par un dialogue imaginaire avec un interlocuteur cambodgien sur le massacre des Khmers rouges, que d’aucuns appellent génocide car il concernait principalement des gens qui étaient coupables parce qu’ils avaient le malheur de ne pas appartenir à la bonne catégorie du peuple. Il fait un parallèle avec le crime contre l’humanité, des Nazis. Et expose que ce qui sous-tend de telles idéologies mortifères, c’est le refus de l’altérité.

Les dix articles qui constituent ces Actes du congrès de Siem Reap ne peuvent bien entendu prétendre donner une image exhaustive de cette manifestation scientifique. Mr François Daniel Alberola a brièvement évoqué l’exposé d’un bonze de Siem Reap que nous avions invité pour qu’il nous parle des thérapies traditionnelles pratiquées par les moines bouddhistes. Ces thérapies proviennent du plus profond des croyances culturelles cambodgiennes et leur efficacité symbolique repose en partie sur des strates prébouddhiques. Mais le bouddhisme admet une certaine dose d’hindouisme et de toute façon sa philosophie est au delà des explications culturelles du monde.




16-BonzeEn conclusion, ce congrès était au cœur de ce qui est l’essence de Psy Cause : la question de l’être, au cœur du soin.

Jean Paul Bossuat

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